L’économie libidinale du foncier
Le prix du logement augmente fortement au Luxembourg, dans un contexte de hausse généralisée liée aux taux d’intérêt bas et à la perception que le logement représente un investissement sûr et rentable. Face à cette hausse, un consensus s’établit autour du besoin d’augmenter la production de logements, surtout abordables, pour pallier le déficit structurel entre offre et demande en la matière.
Ce déficit de logements abordables a des conséquences visibles dans la sphère socio-économique, avec des taux d’effort en augmentation parmi les populations les plus vulnérables et un effet de sélection par le logement pour la résidence au Luxembourg. Produire plus de logements, qu’ils soient abordables ou non, veut dire confronter la situation du foncier. Et cette situation a de quoi interpeller au Luxembourg.
Bien qu’il y ait de larges réserves de terrains constructibles, la vaste majorité de ceux-ci ne sont pas en cours de construction. Ces terrains sont quasi-exclusivement aux mains de propriétaires privés (surtout des individus). Selon l’Observatoire de l’Habitat, les personnes physiques détenaient 72,5% de la surface des terrains disponibles pour la production résidentielle en 2016. Alors qu’une partie importante de la population est propriétaire de son logement, la détention de foncier constructible reste le fait d’une minorité : seules 15 907 personnes physiques détenaient du foncier constructible, soit moins de 3% de la population.
Une minorité au sein de la minorité
Il ressort de ces mêmes analyses que l’accès difficile au foncier n’est pas principalement dû au morcellement de la propriété foncière. La détention du foncier constructible est en effet extraordinairement inégale, même au sein de cette minorité qui en détient. Les 1 000 propriétaires aux possessions foncières les plus étendues (soit moins de 0,2% de la population) détenaient en moyenne près d’un hectare de terrain constructible. Avec des prix par hectare qui s’échelonnaient sur la période 2015-2017 d’environ 2 500 000 euros au nord du pays à près de 20 000 000 euros à Luxembourg-Ville, cette minorité au sein de la minorité des détenteurs de terrains constructibles est assise sur un patrimoine foncier très important.
L’Observatoire de l’Habitat a estimé à 13,5 milliards d’euros la valeur des terrains constructibles détenus par les personnes physiques au Luxembourg en 2016, et cette valeur est en augmentation constante depuis lors puisque « la hausse annuelle des prix des terrains à bâtir s’est élevée en moyenne à +7,0% entre 2010 et 2019 » et qu’il « apparait clairement que la hausse des prix des terrains a été très largement supérieure à celles des prix des logements existants et en construction ».
Face à l’ampleur de ces chiffres – qui découlent principalement du dynamisme économique et démographique du pays -, on peut se dire que la faible mobilisation du foncier au Luxembourg est déterminée par une logique économique : pourquoi vendre lorsqu’on détient déjà le meilleur placement disponible ? D’autant que l’impôt foncier est au Luxembourg l’un des plus faibles d’Europe et que les successions en ligne directe y sont exonérées d’impôt.
Dans un tel contexte, c’est vendre qui semble être la mauvaise décision économique. Cette non-disponibilité marchande du foncier complique et a compliqué non seulement la production de logements mais aussi l’implantation d’autres activités, comme cela a été le cas pour les zones industrielles planifiées dans la stratégie de diversification de l’économie à partir des années 1970.
En l’absence – en théorie, aussi bien qu’en pratique – d’instruments coercitifs permettant l’acquisition du foncier, l’accès à cette denrée rare nécessite négociations et offres que l’on ne peut refuser, un jeu qui privilégie les acteurs privés aux poches les plus larges.
La fixité extraordinaire de la structure de la détention du foncier
Cette analyse repose néanmoins sur l’hypothèse centrale que le foncier est conservé parce qu’il est le placement le plus sûr et le plus rentable qui soit. Force est de reconnaître qu’il existe très peu d’informations sur les propriétaires fonciers au Luxembourg et sur la façon dont ils gèrent ce patrimoine.
L’analyse du processus d’acquisition de terrains lors de la création de zones industrielles a en tout cas fait ressortir une hétérogénéité de trajectoires : ventes très rapides de larges zones à Echternach et Bascharage en 1963 et 1979, processus d’acquisition long et onéreux au Kirchberg (1962-1975) et à Dudelange (1974-2017).
Il y a bien aussi une production de logements, parfois de grande ampleur, et il y a bien des ventes de terrains : près de 800 ventes de terrains à bâtir au seul quatrième trimestre de 2020, pour un volume financier de plus 500 millions d’euros. Mais face à cette activité, certes relative, sur le marché des terrains à bâtir, il y a la fixité extraordinaire de la structure de la détention du foncier.
L’analyse de données cadastrales historiques montre pour la ville de Dudelange un niveau de concentration du foncier au 19e siècle pratiquement équivalent à celui d’aujourd’hui. En 1872 comme en 2016, les 10% des propriétaires aux propriétés foncières à la plus haute valeur concentraient entre 60 et 70% de la valeur totale. Le développement industriel qui a profondément modifié la structure économique, sociale et démographique de cette ville à partir de 1880 n’a donc pas eu d’impact significatif sur la structure de la détention du foncier et les terrains ont traversé sans trop de déperdition les générations.
Il semble donc y avoir à la fois des forces de dissémination et de conservation à l’œuvre dans l’économie politique du foncier. Pour y voir plus clair, il est utile de comparer deux approches théoriques à la question de la propriété foncière.
La suite de cette analyse d’Antoine Paccoud, pour la Fondation IDEA
Contribution parue in « Inventaire avant sortie de crise »
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