Repenser la coopération transfrontalière
Une métropole transfrontalière autour du Luxembourg... On en parle, on la vit, parfois sans la voir. Vincent Hein, de la Fondation IDEA, revient sur les enjeux et sur les défis qui appellent à de nouvelles approches.
La Grande Région engendre beaucoup de chiffres et d’observations. Le Luxembourg en est un moteur socioéconomique – et politique, le ministère de Corinne Cahen y est en partie dédié – fort, incontournable. Un véritable aimant.
Un exemple parmi d’autres, tiré d’un « chiffre du mois » publié (en avril dernier pour celui-ci) par le Comité économique et social de la Grande Région (CESGR), pour l’instant sous présidence française : 257 993 frontaliers entrants (en 2021), soit plus de 7000 travailleurs supplémentaires par rapport à 2020 à franchir une frontière interne à cet espace franco-germano-belgo-luxembourgeois. Le Luxembourg en accueille 207.530, la Wallonie 31.996, la Sarre 14.814 et la Rhénanie Palatinat 4.194.
Dans cette réflexion, la Fondation IDEA a été associée aux travaux du Conseil économique et social (CES) luxembourgeois, qui vient de publier un avis « Pour un développement cohérent de la métropole transfrontalière du Luxembourg dans la Grande Région » voté à l’unanimité le 29 juin dernier.
Cette « métropole transfrontalière » rejoint d’ailleurs les réflexions et premières actions menées par Luxembourg 2050 qui entend repenser l’aménagement du territoire, en y incluant les régions limitrophes.
Des voisins interdépendants
Senior Economiste à la Fondation IDEA, Vincent Hein, diplômé en sciences économiques de l’Université de Lorraine, a déjà beaucoup publié sur la coopération transfrontalière et il a ajouté un « papier » encore tout chaud, revenant sur les enjeux de cette émergence.
« Au fil des décennies, la multiplication des interactions économiques et sociales dans ce territoire a en effet créé des aubaines, mais aussi des défis qui appellent à de nouvelles approches en matière de coopération transfrontalière », explique-t-il.
Il regarde ce « Grand Luxembourg » de près de 2 millions d’habitants. Et outre le marché du travail transfrontalier, qui représente « l’aspect le plus visible de l’intégration économique entre le Luxembourg et les régions limitrophes », il observe ces phénomènes connexes « qui contribuent à rendre le Grand-Duché et ses voisins toujours plus dépendants les uns des autres » : flux de consommateurs, développement des entreprises hors de leurs bases, besoins en infrastructures, en logements, en formations, en services publics… Cette « métropole transfrontalière s’est peu à peu constituée autour du Luxembourg, sans pour autant disposer à ce stade de véritables outils de gouvernance, ni de projet propre à ce territoire bien spécifique ».
Une approche collaborative pour réduire les goulets d’étranglement
Pour l’économiste, des « goulets d’étranglement » menacent, qu’une approche coopérative permettrait d’envisager plus sereinement.
« Le manque de disponibilité de main-d’œuvre qualifiée, la rareté et le prix du logement, la saturation des infrastructures de transport, la faible disponibilité foncière pour les activités économiques et les incontournables contraintes environnementales sont des paramètres toujours plus contraignants de l’équation du développement luxembourgeois dont la clef se trouve en partie de l’autre côté des frontières nationales ».
Toutefois, l’intégration transfrontalière ne débouche pas que sur des relations d’intérêt « gagnant-gagnant » dans tous les domaines. Vincent Hein cite l’exemple des difficultés de recrutement dans certains secteurs (comme la santé) : « Les politiques de coopération cherchant une meilleure mobilité à l’intérieur de la région sont une condition certes nécessaire mais pas suffisante à un bon équilibre du marché du travail pris dans son ensemble. Compte tenu des projections démographiques défavorables dans la Grande Région, elles pourraient utilement être complétées à la fois par des politiques visant à renforcer l’attractivité de l’ensemble du territoire transfrontalier pour de nouveaux actifs, mais aussi par la mise en commun de certains dispositifs de formation, voire la création de nouveaux projets, en particulier dans les métiers les plus en tension ».
Dès lors, pour rendre la métropole transfrontalière du Luxembourg plus attractive et plus soutenable, il y a bel et bien besoin d’une meilleure coordination en matière d’aménagement du territoire, d’urbanisme et de mobilité. « Il importerait par exemple de viser une densification des territoires frontaliers proches des infrastructures. Ou encore de mettre en œuvre une intégration plus poussée de la gestion des transports en commun (lignes, tarification, sociétés d’exploitation, etc.) »
Vers la « coopétition » économique
L’économiste d’IDEA n’est pas utopiste. « La fonction objective des autorités publiques de tout territoire est d’y attirer et d’y développer des activités afin de créer de la valeur ajoutée, de l’emploi, des revenus et des recettes publiques. Il paraît difficile de renverser une telle logique de concurrence naturelle entre les territoires ».
On pourrait y ajouter la fonction politique qui est aussi de s’appuyer sur les valeurs ajoutées localement aux fins de se faire réélire…
Mais le concept de « coopétition » semble utile à l’intérêt général. « Les spécificités de la métropole transfrontalière du Luxembourg offrent des opportunités d’aller plus loin en matière de coopération économique et permettraient de renforcer son attractivité et sa compétitivité d’ensemble ».
Des acteurs en situation de concurrence dans un domaine peuvent tout à fait s’engager dans une logique de coopération de circonstance pour mettre en avant les forces et opportunités du territoire et pour jouer sur des effets de synergie et d’échelle.
Entreprises et activités sans frontières
Des pistes concrètes ?
Vincent Hein cite la promotion d’un « modèle d’entreprise transfrontalière ». « Ce modèle pourrait jouer sur les avantages comparatifs du territoire dans son ensemble avec l’objectif d’encourager des investisseurs à développer des activités sur plusieurs pays tout en restant proches géographiquement. Pour mettre en œuvre cette idée, des agences de développement économique transfrontalières pourraient être établies sur la base d’une coopération renforcée entre les acteurs existants qui remplissent cette fonction dans leurs pays respectifs ».
Et dans la foulée, l’économiste évoque l’aménagement de zones d’activités transfrontalières, le développement de plateformes logistiques d’intérêt commun « avec des accords fiscaux et douaniers transfrontaliers », inspirés du modèle de l’aéroport Bâle-Mulhouse par exemple (NDLR : une zone franche franco-suisse en place depuis 1946 ; un modèle un temps esquissé pour le Pôle européen de Développement sur le triangle Rodange-Longwy-Athus, dans les années 1990…)
Les politiques de recherche et d’innovation, avec leurs outils associés (clusters, équipements de recherche, etc.) pourraient également gagner, pense Vincent Hein, à être davantage intégrées à l’échelle transfrontalière.
Alain Ducat
Photos : IDEA, CESGR, Licence CC