Solidarité et sobriété
Le ministre Franz Fayot, en charge de l’Économie, de la Coopération et de l’Action humanitaire, a récemment publié une « carte blanche » dans le Wort et sur les réseaux sociaux, « Invasion de l’Ukraine : la solidarité passe aussi par la sobriété ». La rédaction d’Infogreen a jugé le propos pertinent et lui offre ici une tribune libre.
« L’économie est durement frappée par l’augmentation des prix et les contraintes d’approvisionnement de base, que nous avons connues même avant l’invasion russe de l’Ukraine. Tous les yeux sont rivés, impuissants, vers le cours du baril de pétrole, du gaz, du blé, tant nous sommes pris en étau entre soutenir l’Ukraine, mettre un terme au conflit, et éviter une escalade, maintenir l’approvisionnement et préserver le pouvoir d’achat (“Solidaritéitspak”).
La guerre n’était peut-être pas prévisible, mais le déclin des énergies fossiles et des ressources est documenté depuis des décennies. Les indicateurs sont au rouge.
L’humanité doit se préparer à la fin de l’ère d’abondance et des prix bas, ce qui impactera les fondements de nos sociétés et nos manières de vivre. L’énergie fossile facile, les sols fertiles, les minerais rares, les matières premières stratégiques ou encore l’eau se raréfient et se renchérissent, et ce dans un contexte mondial menaçant, de démographie galopante et de biodiversité déclinante.
Nous n’avons peut-être pas voulu voir ce que l’énergie est pour nous, tant nous sommes habitués à ce qu’elle sorte de la prise à la demande. Sans énergie, pas de transports, pas de constructions, pas d’hôpitaux ni de médicaments, pas d’engrais ni d’alimentation, pas d’eau potable, pas de communications, pas de plastique.
Sans maîtrise de l’énergie, pas de démocratie.
Notre mode de développement actuel n’est pas durable et augmente l’exposition aux aléas climatiques. La moitié de l’humanité est aujourd’hui hautement vulnérable au changement climatique.
Les crises, une opportunité
Les crises sont rarement utilisées pour changer les choses de fond en comble. C’est une erreur. Tout indique que les crises sont là pour rester, elles s’enchaînent, s’entremêlent et se renforcent mutuellement. Leur gestion ponctuelle, en vase clos, devra devenir courante, systémique et transformationnelle.
Là réside l’énorme défi : nous devons, dos au mur, avec un pouvoir d’achat en contraction, planifier la sortie des énergies fossiles.
Aussi dur que cela puisse être, une crise est toujours aussi une opportunité. La crise sanitaire en était une pour hiérarchiser nos besoins, constituer des stocks stratégiques vitaux, vivre avec moins de ressources et d’émissions, consolider la confiance dans les institutions et renforcer la solidarité.
Les entreprises de tous les secteurs ont été stabilisées et l’emploi a pu être sauvegardé par le recours au chômage partiel.
COVID-19 a permis de distinguer l’essentiel du superflu, soulignant la primauté de l’intérêt général, des capacités et équipements sanitaires et médicaux, d’un environnement sain, des technologies de communication, mais aussi le manque cruel de lien social.
Énergie – climat – résilience – solidarité, même combat
La guerre en Ukraine nous rappelle que la décarbonation n’est pas une fin en soi. On chasse le CO2 comme signe de notre dépendance énergétique et sécuritaire, de notre vulnérabilité alimentaire et territoriale.
Le président russe a créé, sans le vouloir, une nouvelle constellation énergie - climat - sécurité. L’agression de l’Ukraine démontre que tout est lié. L’attitude des dirigeants russes nous force à accélérer nos transitions économiques, écologiques et sociétales, pour gagner en indépendance.
L’impératif de réduire nos empreintes matérielles, énergétiques et carbones est la condition de notre autonomie et de notre souveraineté, tout comme un effort de guerre.
Une petite économie ouverte telle que le Luxembourg a tout à gagner en soutenant l’Union européenne pour construire une autonomie stratégique ouverte en Europe.
La sécurité d’approvisionnement, sans frontières et sans discrimination au sein du Marché intérieur, doit être l’objectif de tous. Or, il faut aussi trouver un juste équilibre entre une autonomie stratégique accrue, indispensable à notre sécurité, et l’ouverture de l’économie nationale et européenne, indispensable à notre prospérité.
L’Europe ne dispose pas de suffisamment de matières premières pour maintenir seule son niveau de consommation. Une première mesure consisterait à dissuader la surconsommation, afin que ce dont nous disposons suffise pour tous.
L’économie luxembourgeoise n’a pas chômé
Nous ne partons pas de zéro. L’économie luxembourgeoise est saine et sort renforcée de la crise du coronavirus. Les programmes pour une reprise durable et solidaire de l’économie ont été un succès.
L’industrie a déjà réduit ses consommations d’énergies et émissions de CO2 depuis les accords volontaires des années 90 et l’introduction d’un audit énergétique tous les 4 ans en 2016.
Actuellement, les travaux menés dans les ministères pour décarboner davantage l’industrie battent leur plein.
Le ministère de l’Économie va proposer une refonte des régimes d’aides afin de favoriser et de soutenir la transition écologique des entreprises.
Par une planification stratégique volontariste, le ministère de l’Économie a pris les devants dès 2016 avec l’étude de « Troisième Révolution industrielle ». D’autres stratégies ont suivi, notamment celle promouvant l’économie circulaire. Avec la nouvelle stratégie « industrie manufacturière 2040 » en préparation, nous allons capitaliser sur les efforts de durabilité réalisés et démontrer que l’industrie peut être exemplaire.
Cependant, les défis qui restent devant nous sont d’une ampleur sans précédent. Il s’agit de changer significativement d’état d’esprit et de concentrer nos forces sur un nombre réduit de grandes priorités.
Do something big
Malgré la faible marge de manœuvre de notre pays dépendant des échanges, l’autonomie stratégique, la décarbonation, la résilience face aux ressources épuisables et la solidarité avec l’Ukraine sont quatre grands chantiers qui peuvent avancer de concert.
Nous pouvons faire notre part, en mettant en place :
- une politique publique de la sobriété : à la fois une sobriété structurelle, qui réduit les distances entre travailler et se loger, relie au transport en commun ; une sobriété dimensionnelle, qui concerne le bon dimensionnement des équipements (voitures légères, quartiers compacts, maisons moins grandes) ; une sobriété d’usage (baisse du thermostat, allongement de la durée de vie des équipements, train plutôt qu’avion, transport public, régime alimentaire moins carné) ; et enfin une sobriété de convivialité qui mutualise les équipements et partage les fonctions (chauffage urbain, co-voiturage, co-espace de travail….) ;
- des investissements publics dans les infrastructures essentielles : celles qui sécurisent la production, qui génèrent de l’énergie propre, qui interconnectent et stabilisent le réseau de distribution d’électricité, qui protègent des aléas climatiques, des cyberattaques et des pénuries stratégiques ;
- des investissements publics dans les compétences humaines bas-carbone : il est essentiel de permettre au plus grand nombre de saisir de nouvelles opportunités économiques, de changer d’emploi, d’acquérir des compétences. Il s’agit de valoriser l’artisanat et les professions agricoles et écologiques, de former les salariés à la réparation, aux technologies high tech et low tech ;
- une culture commune de l’anticipation, de la coopération et de la solidarité, au sein de notre pays, en Grande Région, en Europe, dans le monde.
La sobriété est aussi une façon de nous prémunir contre le repli sur soi et le protectionnisme des ressources.
L’avenir est source d’espoirs et d’inquiétudes et c’est à nous de le façonner, en fonction du degré de risque que nous sommes prêts à assumer. Au niveau collectif et individuel, il s’agit d’augmenter la part délibérée des choix sociétaux que nous faisons constamment, afin de gérer plus efficacement l’incertitude et la complexité.
L’enjeu politique sera désormais de dessiner un projet d’avenir autour d’une société plus sobre où le vivre-ensemble et la cohésion sociale remplacent la surconsommation et le repli sur soi.
La transition vers une économie et une société durables peut s’accompagner d’un avenir meilleur, loin de la perspective angoissante d’un monde fait de renoncements et d’effondrements ».
Franz Fayot
Ministre de l’Économie, Ministre de la Coopération et de l’Action humanitaire
(NDLR : les choix de mise en exergue sont de la rédaction)
Photos (c) MECO - Conseil de l’Union européenne