« C’est le consommateur qui décide de ce qui doit se trouver dans les rayons »
Max Holz, directeur adjoint de co-labor, Karine Paris, coordinatrice projets urban gardening au CELL et Christianne Wickler, administrateur-délégué du Pall Center ont eu l’occasion d’échanger leurs points de vue sur la distribution et le gaspillage des produits alimentaires au Luxembourg.
Quels sont les moyens de distribution les plus efficaces pour l’alimentation Made in Luxembourg ?
Max Holz : Chez co-labor, producteur de fruits et légumes de qualité bio, nous arrivons à distribuer toute la production par nos propres moyens, sans passer par des grossistes ou des supermarchés. Ces moyens incluent les paniers Grénge Kuerf qui sont livrés du lundi au vendredi chez les particuliers et les professionnels.
Toutefois, selon un récent sondage d’ILRES, 95% des résidents effectuent leurs achats alimentaires dans les supermarchés. Faut-il donc essayer d’amener plus de producteurs locaux dans les grandes surfaces ?
Christianne Wickler : De mon point de vue, le producteur produit, et nous distribuons. C’est là qu’on peut se retrouver. C’est aussi une question de durabilité, pour avoir une certaine quantité dans les rayons. Avec les producteurs locaux, on est dépendants des saisons. La logistique coûte également de plus en plus cher, même plus cher que le produit en lui-même. Il faut remettre la juste valeur au produit et donc aussi se demander ce que cherchent ces 95%. La qualité ? Le prix ? La proximité ?
En tant que commerçant, il est aussi de notre devoir de savoir ce qu’on veut et d’être clair vis-à-vis des clients. Et également savoir ce qu’on ne veut pas, ni pour ses fournisseurs, ni pour des producteurs, ni pour son personnel, ni pour le client. Au Luxembourg, nous avons la chance de pouvoir survivre en tant que petite entreprise dans un marché très global. Les gros supermarchés venant de l’extérieur ont de tous autres moyens que nous. On a malgré tout toujours, et grâce à notre pouvoir d’achat au Luxembourg, une politique salariale qui est correcte. Et on a la possibilité de communiquer avec nos consommateurs d’une autre façon et de clairement afficher la différence, que ce n’est pas le prix le premier facteur d’achat, mais la qualité. Tout en restant évidemment dans la course des produits américains sur lesquels les prix se jouent.
Je parlais de communication, ça se fait chez nous avec les producteurs qui viennent expliquer leur production, leurs produits, leurs méthodes, leur culture. Camille Gira disait toujours ‘le commerce est un acte humain entre deux personnes’, et non entre deux ordinateurs.
Pour deux produits similaires, l’un luxembourgeois et l’autre importé, vous constatez une préférence pour le produit « de chez nous » ?
CW : Oui, avec la précision que quand je dis local, ça peut aussi être le Luxembourg belge, les frontières françaises, la Sarre. On revient au concept d’appartenance d’une communauté à un produit. La moutarde luxembourgeoise est par exemple très vite adoptée par les non-Luxembourgeois.
Karine Paris : Pour nous, les moyens de distribution à renforcer sont les coopératives d’achat citoyennes. Il y a eu une expérience avec AlterCoop qui n’a pas résisté pour diverses raisons, mais CELL a toutefois toujours l’intention d’encourager et de participer à ce genre d’initiatives dans le but de devenir des consommateurs éclairés, conscients de notre volonté de soutenir la production locale, en général bio et de manger des produits de qualité. Ces consommateurs vont alors directement chez les producteurs passer commande. Le nombre de coopérateurs augmentant – il y en avait entre 150 et 200 dans le cas d’AlterCoop –, la masse commence à avoir une influence sur les producteurs.
CW : Le producteur doit avoir une garantie de planification.
KP : C’est cela. Donc encourager ces initiatives est pour moi un acte de soutien à la production locale.
N’y a-t-il pas toutefois une part significative de la population qui va aller vers le moins cher ?
CW : C’est une question de volonté, il faut savoir ce qu’on veut. On sait que 30% de ce que le consommateur achète est jeté, parce qu’il a acheté 2 baguettes + 1 gratuite. Il n’y a pas de baguette gratuite, quelqu’un la paie ; le producteur la paie. Pour moi, point de vue commerce, c’est une aberration totale. Nous sommes malheureusement actuellement dans un monde où c’est l’émotionnel qui prend le dessus. Nos grands-parents ne réfléchissaient pas comme cela, ils n’en avaient pas les moyens. C’est le rationnel qui définissait ce qu’ils allaient acheter ou non.
KP : À travers mon expérience avec Foodsharing, j’ai pu constater que certaines grandes surfaces ont pour but de répondre à tout moment à toute demande du client, avec l’ensemble de leurs produits. Il y a donc un surplus énorme en fin de journée. À un niveau personnel, je n’arrive plus à supporter tout ce gaspillage alimentaire. À un moment donné, en fin de journée, c’est normal qu’il reste ce qui reste.
CW : C’est aussi une analyse personnelle liée à l’éducation. J’ai été élevée dans un contexte où l’on ne jetait rien. Si je vais à la boulangerie à 19h, je trouve aussi normal de devoir prendre ce qu’il y a. Si elle est trop fournie, je sais que tous les invendus vont être jetés.
KP : Question prix, je pense quand même que les personnes qui vivent avec les niveaux salariaux les plus bas du pays - même s’ils restent supérieurs à l’ensemble de l’Union européenne -, elles ne pourraient pas payer le prix bio. Ce n’est pas accessible à tout le monde. Et cela a un impact sur la santé, avec de l’obésité due à la surconsommation de produits industriels trop gras et trop sucrés.
MH : Ce qui est clair chez co-labor, c’est que notre clientèle s’intéresse au développement durable, au social, au bio ; c’est une clientèle qui veut acheter du sain et du local. C’est une clientèle qui est prête à payer le juste prix pour des produits de qualité et de la région.
Toutefois, on remarque un impact sur la distribution de nos produits alimentaires depuis le début du conflit en Ukraine. C’est une tendance qui est confirmée par d’autres distributeurs bio luxembourgeois. Plusieurs facteurs jouent : d’un côté le coûts de la vie a considérablement augmenté, et d’autre part de grands acteurs internationaux en plein développement au Luxembourg commencent à offrir du bio bas de gamme, de production de masse, à des prix plus concurrentiels.
Nous travaillons beaucoup à la sensibilisation envers le public externe, pour reconnecter les gens à leur environnement. C’est un travail qui, à notre avis, est important.
CW : Malheureusement, le commerce c’est ça, c’est repousser l’autre. C’est une guerre économique.
Quelles principales causes de gaspillage alimentaire identifiez-vous ?
CW : Les promotions comme précédemment expliqué, la surproduction. L’un veut voler des clients à l’autre, mais à la fin, si on produit pour 500.000 et seuls 300.000 consomment, c’est clair qu’il y a trop. Si on n’a pas recensé le nombre de personnes qui mangent ces produits sujets à gaspillage, alors on ne peut jamais résoudre le problème.
L’industrie pousse aussi car les dates limites de consommation (DLC) sont de plus en plus courtes, alors que la marchandise est la même. On produit pour jeter.
Des initiatives existent pour limiter le gaspillage. Lesquelles employez-vous dans vos domaines respectifs ?
MH : Notre service bistro qui organise notre cantine ainsi que notre atelier de transformation absorbent pas mal de surproduction pour créer les plats du jour ou des confitures, tartes, etc.
Ensuite, en tant qu’initiative sociale qui travaille avec des demandeurs d’emploi, nous avons un accord avec une banque alimentaire. Une fois par semaine nous distribuons des aliments qui ont une DLC dépassée ou de surproduction, à nos salariés en mesure de réinsertion.
Depuis avril, nous avons un nouveau point de vente à Dudelange où nous sommes en train de mettre en place, en coopération avec la commune, un frigo solidaire au sein de l’épicerie. Nous y proposerons des produits dont la DLC est dépassée, à des citoyens de la commune en possession d’une carte solidaire délivrée par le service social de la commune.
KP : Il y a heureusement ces frigos solidaires, comme ceux de Foodsharing. J’approvisionnais régulièrement celui de Bonnevoie, qui a été retiré récemment pour des raisons de maintenance. Il était situé dans un quartier dans lequel beaucoup de gens vivent dans la rue, en face d’Inter-Actions. Il était vide presque tout le temps ; les gens attendaient même que des personnes viennent déposer des aliments.
CW : Dans les points de vente Pall Center, nous faisons des paniers de fruits et légumes à 2 euros pour éviter de jeter. Quand la DLC d’un produit approche, nous le proposons à prix réduit. Le reste part à destination de Foodsharing et des épiceries du Cent Buttek. Nous essayons aussi en amont d’ajuster au maximum les commandes car cela a évidemment un impact direct sur la rentabilité du magasin.
Quels autres leviers pourrions-nous envisager pour diminuer davantage le gaspillage alimentaire ?
KP : Le gaspillage, il ne faut pas oublier qu’il commence à la production, notamment sur les chaînes industrielles. Dès la moisson, une partie du grain est perdue ; il y a sans doute des processus à améliorer.
CW : Il faut plus de réflexion, plus de factuel entre ce qui est produit et ce qui est jeté. On pousse la terre à toujours donner plus. Et c’est là qu’on fait beaucoup de mal à la planète.
KP : Pour le maraîchage et les fruits, il faudrait plus d’unités de transformation au Luxembourg. Cela crée une plus-value pour les personnes qui travaillent dans le maraîchage, qui est une activité difficile. La transformation permettrait de prolonger la durée de vie des produits de saison et donc de manger local plus longtemps, et de créer des emplois en soutien à la production locale.
CW : Et de développer un vrai savoir-faire.
KP : Et des filières aussi. Par exemple, au Kirchberg, Microtarians s’est lancé dans la lacto-fermentation qui est un procédé d’autant plus intéressant qu’il n’y a pas d’énergie nécessaire pour la transformation.
Les campagnes nationales de sensibilisation à l’anti-gaspi, pour ou contre ?
CW : Pour, si elles sont positives et non menées par la peur. Si on explique de façon rationnelle et non pas émotionnelle.
MH : In fine c’est aussi le consommateur qui décide de ce qui doit se trouver à moyen terme dans les rayons. Il doit réaliser qu’il a le pouvoir d’agir sur la surproduction et donc sur le gaspillage. S’il dispose des bonnes informations, il peut les utiliser pour prendre les bonnes décisions. Mais bien sûr, le consommateur seul ne fermera pas toutes les boucles ; c’est un maillon d’une chaîne très complexe.
Marie-Astrid Heyde
Photos : Marie Champlon
Article tiré du dossier du mois « Courts-circuits »