Fondation IDEA : Série « économie circulaire ? Trois questions pour en débattre » (2/2 : Jean Lamesch)
Le Luxembourg affiche sa volonté de s’engager dans l’économie circulaire : en 2014 le concept a fait l’objet d’une étude du ministère de l’Économie qui a établi aussi une feuille de route pour le déployer concrètement ; il est l’un des trois « axes horizontaux » du rapport stratégique pour une troisième révolution industrielle, le pays a récemment accueilli un Circular Economy Hotspot et la conférence internationale Life Cycle Management s’y tiendra en septembre. Les initiatives concrètes, elles aussi, émergent peu à peu, notamment dans le domaine du recyclage.
L’objectif affiché de l’économie circulaire est de parvenir à un découplage progressif entre, d’une part, la consommation des ressources naturelles et la pollution, et, d’autre part, l’ensemble des activités humaines. Un processus qui impliquerait des changements profonds dans les modes de conception, de production, de consommation et de retraitement des déchets.
Après s’être penché sur la question en 2015, IDEA a souhaité, pour alimenter le débat, poser trois questions à des experts, qui livrent leurs points de vue personnels sur le sujet.
Retrouvez ci-dessous la contribution de Jean Lamesch, vice-président du Conseil supérieur du Développement durable (CSDD).
Q. : On parle beaucoup d’économie circulaire et on l’associe le plus souvent au recyclage des déchets. Au-delà de cet outil, comment définiriez-vous le concept d’économie circulaire ? À quels défis économiques, sociaux et environnementaux majeurs permettrait-elle de répondre ?
Le concept d’économie circulaire, par opposition à celui d’économie linéaire, va au-delà du seul recyclage et contient les idées de ré-utilisation, de ré-affectation et de mutualisation d’objets, de moyens et de services. La planète étant à dimensions finies, et très peuplée, et à l’avenir encore plus peuplée, une forme de circularité s’impose par la force des choses, comme elle s’est imposée, métaphoriquement parlant, à Robinson Crusoé sur son île isolée.
Voilà ce qui a été écrit et répété de multiples façons ; c’est correct, on ne peut qu’y souscrire, mais une réflexion un peu plus fondamentale révèle que l’essentiel n’y est pas dit. D’abord, la durée du nouveau régime n’est jamais mentionnée. Or, la circularité dans le sens dur du mot, sera notre lot pour le reste de l’existence de l’homme sur la planète, c’est-à-dire pour je ne sais combien de milliers d’années. Les conséquences sont bien plus qu’une réflexion philosophique, elles signifient qu’un manquement même faible par rapport à la circularité absolue aura des suites graves, car une déviation annuelle même faible, se verra multipliée par un nombre immense d’années. Sur le court terme, disons celui d’une décennie, une circularité approximative pourra donner le change, mais sur le long terme, c’est-à-dire celui de nos descendants, les désagréments ne feront que s’accumuler.
Le second énoncé qu’on passe sous silence, est l’impact de la seconde loi de la thermodynamique qui dit que le désordre ne peut qu’augmenter dans un système clos. En matière de ressources minérales, la Terre est très proche d’un tel système. Il faut donc prendre en compte que les matériaux et objets que nous utilisons se disperseront inévitablement sur les terres, dans les mers et dans l’atmosphère. Un pneu, un frein, une semelle s’usent sur les kilomètres parcourus, une peinture s’effrite, l’acier corrode, le ciment se désagrège, phosphates et potassium sont charriés dans les océans, les plastiques aussi. Ces matières deviennent inaccessibles, irrécupérables. Peu à peu, ce qui était concentré dans les mines et gisements éparpillé aux quatre coins du monde. C’est là la signification sinistre de la seconde loi.
Aux deux énoncés précédents, il faudra ajouter le fait, singulièrement problématique, que toutes les matières et objets ne sont jamais des composés purs, mais des alliages et mélanges, ce qui rend quasi insurmontable la difficulté du recyclage 100 %, mais aussi du réemploi intégral.
Ces aspects sont traités dans un article téléchargeable sous ce lien : https://joom.ag/OVQL
En ce qui concerne les impacts économiques, bornons-nous ici à l’emploi. On prétend des fois que la circularité le boosterait. Restons prudents. La mondialisation de l’industrie automobile dans l’ère après-Ford n’a pas fait disparaître le chômage ; elle a détruit presqu’autant de jobs traditionnels qu’elle en a créés de nouveaux. Toujours aux USA, sur les trente dernières années, le chômage a fluctué autour des 6 %, de crises en reprises, alors que des raisonnements superficiels auraient pu prédire, ou le plein emploi ou le « plein chômage », mais le fait est que l’emploi est resté en gros proportionnel à la main-d’œuvre. N’oublions pas Schumpeter et sa « Creative Destruction » qui restera d’actualité pour la circularité. Toutefois, on peut espérer que les technologies nouvelles et la circularité coopéreront pour garder le chômage à un niveau bas, en dépit de l’inéluctable augmentation de la population mondiale dans le prochain demi-siècle.
Quant au réchauffement climatique, le recyclage est en principe à même de diminuer l’augmentation (2e dérivée) des émissions. Un exemple : Le quart de siècle passé a vu une substitution partielle des hauts fourneaux au coke par les fours électriques, qui sont maintenant dans le rapport 1:2. Il existe donc de bonnes chances que les émissions de CO2 d’origine sidérurgique, qui comptaient parmi les plus importantes, diminuent sensiblement (à tonnage constant et sous réserve que l’électricité ne sera plus d’origine fossile). Une nouvelle perspective se dessine : si par la diminution des émissions anthropogènes, la circularité, même imparfaite et partielle, entre en collusion avec les mécanismes naturels de résorption, tels le délavement du CO2 atmosphérique par l’eau de pluie (voir le cycle de Berne), elle aura été payante de ce point de vue climatique.
Pour ce qui est des aspects sociaux, une fonction importante de la circularité sera de réduire l’impact matériel de la montée en puissance des classes moyennes sino-indiennes, ainsi que celui du milliard d’humains supplémentaires qui naîtront d’ici 2050 (calcul onusien). Si la moitié de l’aluminium qu’emploieront les 10 milliards proviendra d’alu recyclé, la facture énergétique de cette moitié sera réduite de 75 % par rapport à celle de virgin-melts. Un découplage est donc envisageable, quand bien même ce découplage ne fera que reporter les échéances aux générations futures.
Q. : Quelles seraient les actions à privilégier dans la prochaine décennie pour tendre vers un mode d’organisation qui respecte le plus possible les principes de l’économie circulaire ? Y-a-t-il eu de vrais changements significatifs dans ce sens récemment ?
Une action importante consistera à quantifier la circularité, et à en mesurer les éventuels progrès (sinon on serait comme qui parlerait de réchauffement climatique sans mesurer la température globale). Un premier paramètre mesurerait le nombre des cycles (p.ex. le papier se recycle 6 fois, la plupart des objets 1 fois, alors que des milliers de fois seraient souhaitables), un second paramètre la durée entre recyclages successifs (une canette : 3 mois, un bâtiment : 50 ans) ; un troisième paramètre l’ampleur du « vieillissement », c’est-à-dire la décrépitude au niveau moléculaire qui rend peu à peu l’alliage ou l’objet inutilisable, etc. Cette tâche est rendue ardue par le fait que tous les matériaux et objets sont constitués d’alliages et mélanges, divers et variés, et par le nombre astronomique d’objets (le catalogue du seul Alibaba contient 1 million d’objets différents). La liste, établie peut être en blockchain, permettra un ranking, tel celui des Big Five : Aciers, Bétons, Verres, Papiers, Polymères (toujours au pluriel). Ce sera là un début de démarche qui nous occupera à demeure et qui occupera ad infinitum les générations de nos descendants. Mais sans cette rationalité, l’économie circulaire risque de rester une simple opération pour se donner contenance et bonne conscience.
Quant aux vrais changements récents, ceux-ci sont clairsemés, – sinon la teneur de CO2 dans l’atmosphère n’augmenterait pas de 2 ppm/an avec une régularité de métronome. Il faut insister sur « vrais », car beaucoup de changements ne sont que superficiels, greenwashed comme on dit. Il faut éviter les pièges : si l’on a identifié un seul type de plastique recyclé, tel le PET, il ne faut pas généraliser ipso facto à toutes les familles de plastiques, y compris celles qui sont irrecyclables, – mais on y tombe en permanence. On tombe dans un autre piège en appelant un objet recyclable, même si cet objet ne peut se recycler qu’une seule fois. Or l’objet devrait parcourir des cycles qui s’enchaînent sans trêve ni repos, sinon ce genre d’économie circulaire ne serait pas plus qu’une linéaire à peine déguisée.
Q. : Jusqu’où est-il possible sur le plan scientifique et technologique de réduire l’impact des activités humaines sur l’environnement ? Un découplage total est-il possible à terme ?
Le mieux est d’interroger les économistes et les thermodynamiciens, deux professions qui entretiennent des visions assez fondamentales sur la réalité des choses. Au sujet d’un monde isolé comme l’est notre Terre dans l’espace, a pale blue dot, les premiers répondront par le phénomène universel des Diminishing Returns et par celui du Maximum de Pareto, et les autres évoqueront le second principe de la thermodynamique. En clair, les deux diront la même chose, à savoir qu’une économie circulaire pure et absolue, à 100 %, n’est pas réalisable, aussi peu que ne l’est un perpetuum mobile. Vu de cette façon, un découplage total n’est pas possible. Une des barrières sera le fait que le recyclage génère ses propres déchets, et que l’on aura donc affaire aux déchets du recyclage des déchets du recyclage des …. usque ad infinitum. Vu sous cet angle, l’avenir paraîtra noir.
Mais il s’ouvrirait une perspective plus réjouissante, si l’on avait accès à une ressource quasi infinie. Or, une telle ressource capable de changer la donne, existe, c’est l’énergie du rayonnement solaire. Celle-ci permettra d’envisager la construction de machines autonomes d’extraction universelle minière, terrestre et maritime, capables d’extraire des matériaux présents en concentrations infimes, et de réunir ce que l’homme a dispersé.
Pour télécharger l’article de Jean Lamesch « L’économie circulaire : considérations fondamentales », suivre ce lien : https://joom.ag/OVQL
À propos de l’auteur : Jean Lamesch a terminé ses études universitaires à l’École polytechnique de Zurich par un PhD en chimie physique. Il a passé sa carrière entière dans la sidérurgie, occupant diverses fonctions. Pour le Fonds Belval, il a conçu la méthodologie pour la conservation des hauts fourneaux. Il gère actuellement la Fondation Veuve E. Metz-Tesch et est vice-président du Nohaltegkeets-Root (Conseil supérieur du Développement durable).
Source : Fondation IDEA