
La mode et le textile, un secteur qui ne tourne pas rond
La commune de Wiltz, en tant que hotspot de l’économie circulaire avec son Circular Innovation Hub, accueille régulièrement des événements dédiés à la circularité. Le 18 mars, elle recevait un panel d’experts et un public intéressé, autour de la thématique du textile. Un événement organisé avec In4Green, le réseau des partenaires engagés.
Accueillis par Ariane Bouvy, gestionnaire du Circular Innovation HUB de la commune de Wiltz et Frédéric Liégeois, fondateur de Picto Communication Partner et Infogreen Luxembourg, les quatre expertes de ce panel 100% féminin ont partagé leurs contributions à la transition circulaire du secteur textile. De quoi donner du fil à retordre à la fast fashion.
« L’économie circulaire est une opportunité de repenser et de reconstruire notre avenir en créant de la valeur au lieu de la gaspiller. »
Ellen MacArthur, entrepreneuse britannique, citée par Frédéric Liégeois
En fin de matinée, Jeff Mangers a présenté sa start-up CRAB et sa technologie de détection et de traçabilité des déchets, textiles ou autres. Elle fera l’objet d’un second article dans les prochains jours, toujours sur infogreen.lu.
« La surconsommation textile nous touche tous en tant qu’individus, et également dans nos métiers, notamment pour les communes qui doivent habiller leurs équipes. Nous verrons qu’il y a aussi des solutions textiles qui s’appliquent à d’autres choses que nos vêtements »
Ariane Bouvy, gestionnaire du Circular Innovation HUB de la commune de Wiltz

Le point de départ : les données
Présentation
Marie Vanderstichel est la coordinatrice communication du groupement d’intérêt économique Terra Matters. « Après 15 ans dans l’industrie cosmétique et en voyant ce qui s’y passait, j’ai décidé de faire un pivot et de me former en développement durable. » Elle a alors rejoint Terra Matters, créé en 2022 par le ministère de l’Économie luxembourgeois et la Chambre de commerce, pour promouvoir des modèles économiques plus durables et circulaires.
L’un des principaux constats pour Terra Matters, est que « un produit sans données est un déchet », car sans informations fiables, il est impossible de bâtir un modèle circulaire efficace. Pour répondre à ce besoin, Terra Matters propose le Product Circularity Data Sheet (PCDS), un formulaire répertoriant les données circulaires d’un produit depuis l’extraction des matières premières jusqu’à sa fin de vie. Devenu une norme ISO (ISO 59040) en février 2025, ce dispositif appartient à la famille des normes ISO 59000 dédiées à l’économie circulaire.
Mise en œuvre
Le rôle de Terra Matters est de simplifier l’adoption de la norme ISO 59040 par les entreprises. « Beaucoup de normes théoriques existent, mais leur application concrète reste un défi », explique la communication coordinator. Le PCDS facilite la transmission des informations essentielles sur un produit tout au long de son cycle de vie, contribuant ainsi à une meilleure gestion de sa valeur.
Prenons l’exemple d’une paire de jeans : « Le PCDS permet de savoir si le produit contient des substances dangereuses, s’il est composé de matières recyclées, ou encore s’il peut être réparé et par qui. »
Marie Vanderstichel, communication coordinator de Terra Matters
Terra Matters collabore avec des plateformes comme Madaster et participe à des projets européens tel que Trustex. L’objectif est d’intégrer le PCDS dans les chaînes de valeur et de garantir que les entreprises puissent se conformer aux nouvelles réglementations tout en valorisant leurs efforts en matière de circularité, et sans avoir à dévoiler leurs secrets de fabrication.
Bilan et perspectives
En 2024, Terra Matters a développé une plateforme digitale permettant aux entreprises de générer des PCDS. « On veut éviter de rajouter une couche administrative inutile et plutôt enrichir leur démarche circulaire ». Lancée en novembre 2024, cette plateforme facilite le partage des informations circulaires à tous les niveaux.
L’un des principaux défis est d’assurer l’interopérabilité du PCDS. « L’idée, c’est que le PCDS devienne la source d’informations circulaires pour tous, que ce soit pour des certifications comme B Corp ou Cradle to Cradle, ou pour répondre à des réglementations européennes comme Green Claims, CSRD ou ESPR (écoconception, ndlr). »
Les prochaines étapes comprennent la collaboration avec la Fédération de la Mode Circulaire en France et d’autres partenaires européens pour valider l’efficacité du PCDS. Terra Matters cherche à démocratiser cet outil afin qu’il soit accessible aux petites comme aux grandes entreprises, en les aidant à accélérer leur transition vers l’économie circulaire.
Tracer les produits chimiques, pour s’en débarrasser
Présentation
Laurène Chochois est ingénieur réglementaire de l’équipe Environmental Policies au Luxembourg Institute for Science and Technology (LIST). Son domaine d’expertise porte sur la réglementation des produits chimiques, notamment REACH et CLP, deux principales législations européennes. L’ingénieur précise : « Nous avons conscience de la difficulté d’avoir les informations tout au long de la chaîne d’approvisionnement, pour des questions d’efforts de confidentialité ou parce que le produit vient d’en dehors de l’Europe et n’est donc pas concerné par les mêmes réglementations, donc les informations ne parviennent pas jusqu’aux acheteurs européens ».
Le projet qu’elle présente s’intéresse à la traçabilité des produits chimiques dans le cadre de la nouvelle réglementation sur l’éco-conception pour des produits plus durables, qui inclut la création de passeports digitaux. Cette initiative se concentre particulièrement sur le secteur textile, un domaine prioritaire en raison de son impact environnemental majeur.
Mise en œuvre
Le projet ECHT, acronyme de Enable Digital Product Passport with Chemical Trust Community for Circular Economy, « c’est un projet financé par le programme Interreg Northwest Europe, coordonné par l’université de Darmstadt, avec des partenaires comme H&M, Puma, et le LMDDC (Luxembourg Media & Digital Design Center). »
L’objectif est de développer des stratégies transnationales pour mettre en place la traçabilité des produits chimiques via un passeport digital. « On se concentre sur l’élaboration de plans d’action concrets pour le secteur textile, en ciblant toute la chaîne de valeur, du début de la production jusqu’au consommateur. » Laurène mentionne aussi une plateforme de connaissances (knowledge platform) développée avec le LMDDC : « L’idée, c’est de regrouper les informations en un point central tout en restant neutre et fournir du matériel concret pour les entreprises. »
Bilan et perspectives
Le projet en est à sa phase de déploiement, marquée par une série de workshops, dont certains peuvent être suivis à distance (notamment le 26 mars). L’objectif est de recueillir un maximum d’informations pour alimenter la knowledge platform et fournir des outils interactifs aux entreprises.
« Nous ne sommes pas là pour fournir des systèmes techniques, mais pour présenter les informations de manière neutre et centralisée », précise-t-elle. Cette plateforme pourrait être étendue à d’autres secteurs prioritaires comme la construction ou les batteries.
« Nous recherchons actuellement des partenaires pour des projets pilotes. Si des structures comme des collecteurs, communes ou associations sont intéressées, elles sont les bienvenues. »
Laurène Chochois, ingénieur réglementaire de l’équipe Environmental Policies au LIST
Une problématique qui commence ici, au Luxembourg
Présentation
Ana-Luisa Teixeira, responsable de service chez Hëllef um Terrain (HUT), a présenté les problématiques locales de surconsommation et de gaspillage textile au Luxembourg : « On consomme beaucoup, évidemment, c’est notre pouvoir d’achat qui nous le permet. » Malgré la perception générale des citoyens qui pensent faire un geste en déposant leurs vêtements dans des conteneurs, seuls 3 % sont réutilisés localement, le reste étant envoyé à l’étranger, souvent sans traçabilité.
Sensibiliser le public à l’impact social du secteur est crucial : « 60 millions de personnes travaillent tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Non, ce ne sont pas des machines qui fabriquent les vêtements. » Le projet LetzRefashion, avec sa boutique située en plein centre-ville de Luxembourg, vise à responsabiliser les citoyens et à présenter des solutions concrètes pour une mode plus circulaire.
Mise en œuvre
LetzRefashion repose sur trois piliers : sensibilisation, développement des compétences et promotion des acteurs de l’économie circulaire. « Il faut déjà utiliser ce que nous avons, emprunter, échanger avec les autres. » Elle mentionne notamment les swaps organisés régulièrement et qui rencontrent un grand succès.
« Les swaps donnent cette sensation de bonheur liée à la nouveauté, sans avoir besoin d’acheter du neuf. »
Ana-Luisa Teixeira, responsable de service chez Hëllef um Terrain (HUT)
Le projet LetzRefashion propose également des ateliers hebdomadaires pour apprendre à recycler ou réparer des vêtements, rendant ainsi la mode circulaire accessible à tous. La boutique permet aussi à des créateurs locaux et associations de vendre leurs produits de seconde main sans commission. L’objectif est de permettre aux citoyens de devenir de véritables acteurs du changement.
Bilan et perspectives
Le bilan est très positif : « Plus de 90 créateurs, associations, et entreprises proposent de la seconde main et ont la possibilité de collaborer avec LetzRefashion, et plus de 250 personnes ont participé aux ateliers. » La responsable de service souligne l’importance de la collaboration avec le LIST pour mesurer l’impact écologique de l’upcycling. « Le textile upcyclé, c’est 91% moins de CO2 et aussi 96 % d’eau de moins. Donc c’est énorme. »
L’ambition pour l’avenir est de créer un atelier de production destiné à offrir des débouchés professionnels aux bénéficiaires de la protection internationale. « Ce sont des personnes qui peuvent déjà travailler mais qui ne trouvent pas de débouchés dans le marché. Les Syriens et Éthiopiens, par exemple, ont beaucoup de compétences en couture. » En parallèle, LetzRefashion souhaite développer davantage de collaborations avec les communes et entreprises pour promouvoir le textile circulaire au Luxembourg.
Le textile, pas qu’une affaire de mode
Présentation
Audrey Schoepfer est architecte de formation. Elle explique son parcours : « Pendant le confinement, les projets d’aménagement étant à l’arrêt, j’ai commencé à me pencher sur la problématique de la gestion des déchets textiles ». Elle a créé (H)ermana Clothes il y a trois ans pour transformer des vêtements de seconde main en pièces uniques par l’upcycling.
Collaborant avec LetzRefashion, elle a organisé des défilés et des événements de sensibilisation pour montrer l’importance de la réutilisation des textiles. Cependant, Audrey admet : « Je n’arrivais pas à gérer une quantité qui me semblait suffisante par rapport à toute la quantité dont on parle. » Début 2024, elle décide de faire évoluer son projet vers une utilisation des textiles dans l’aménagement intérieur.
Mise en œuvre
Le nouveau projet d’Audrey Schoepfer consiste à créer un matériau non tissé à partir de vêtements de travail usagés.
« L’idée, c’est de pouvoir traiter nos déchets localement et de fabriquer une nouvelle matière première. »
Audrey Schoepfer, gérante d’(H)ermana Clothes
L’opération se déroule en deux étapes : le défibrage réalisé en France, et la transformation finale au Luxembourg. « J’ai troqué mes machines à coudre contre une presse à chaud et une découpeuse laser pour pouvoir transformer les dernières étapes localement. »
Le matériau obtenu est un feutre épais pouvant être découpé pour servir à divers usages dans l’aménagement intérieur : isolants phoniques, objets décoratifs, cloisons acoustiques, etc. Un premier test a été réalisé en collaboration avec Circle K, permettant de traiter 450 kg de textiles et de produire 60 mètres linéaires de produits non tissés.
Bilan et perspectives
Audrey Schoepfer a récemment réalisé les tests d’absorption acoustique sur ses prototypes : « On arrive à un coefficient de 0,3, ce qui est déjà prometteur pour une utilisation en isolation phonique. » Elle souhaite désormais collaborer avec des architectes et avec des entreprises désireuses de recycler leurs vêtements de travail. « L’idée, c’est vraiment d’avoir un produit flexible que l’on peut personnaliser selon les besoins des clients. »
L’entrepreneuse espère également sensibiliser le public à l’importance du recyclage textile à travers des produits innovants et circulaires intégrés dans les projets d’aménagement intérieur. Les entreprises intéressées par le recyclage de leurs textiles sont invités à la contacter pour participer à ce projet ambitieux.
La commune de Wiltz, le Circular Innovation Hub et In4Green, le réseau des partenaires Infogreen en action, vous invitent au deuxième rendez-vous de l’année dédié à l’économie circulaire, avec pour cette rencontre un focus sur l’innovation dans la construction et les nouveaux développements du secteur. Plus d’infos et inscriptions (gratuites) en cliquant ici. Cet événement aura lieu au CNFPC à Esch-sur-Alzette.
Par Marie-Astrid Heyde
Photos : ©Picto