Garder la transition énergétique en ligne de mire
Entretien avec Laurence Zenner, CEO, et Mario Grotz, Président de Creos Luxembourg
La continuité dans le changement est un slogan qui pourrait très bien s’appliquer à Creos. Chaque année apporte son lot de nouveautés et 2023 n’a pas fait exception à la règle. L’entreprise a restructuré son Comité de Direction avec notamment la nomination d’une nouvelle CEO, Laurence Zenner. Le jumeau numérique Alva et la plateforme nationale de données énergétiques Leneda ont vu le jour. Le système Contrat3+ et l’application Smarty PRO ont été lancés pour rendre les démarches administratives plus fluides, tandis que les projets Living Lab et FlexBeAn ont pour but d’analyser l’influence des comportements des clients sur la consommation énergétique. Toutes ces initiatives, pour aussi diverses qu’elles soient, n’ont pas été prises par hasard. En se focalisant sur le service client et la valorisation des données, Creos s’engage résolument à garder le cap vers un avenir énergétique durable.
Madame Zenner, vous êtes la nouvelle CEO depuis juillet 2023. Pouvez-vous décrire brièvement votre parcours professionnel avant de rejoindre Creos ? Quelles expériences passées estimez-vous être les plus pertinentes pour votre nouveau rôle ?
Laurence Zenner : Après avoir suivi une formation en ingénieur civil à l’Université de Liège, j’ai débuté ma carrière dans le secteur du bâtiment avant d’intégrer quelques années plus tard la Société Nationale des Chemins de Fer Luxembourgeois (CFL). Pendant près de 15 ans, j’ai travaillé au sein du département Gestion Infrastructure, un domaine finalement assez proche de celui de l’énergie, en particulier dans tout ce qui concerne la planification, la réalisation de grands chantiers et la gestion d’équipes. Promue secrétaire générale et responsable Qualité du Groupe CFL, j’ai élargi mon champ d’action à la stratégie de groupe et à la coordination transversale. Avant de rejoindre Creos, j’ai dirigé pendant 5 ans CFL Cargo, un groupe d’entreprises de fret ferroviaire desservant les axes majeurs en Europe avec le support de ses filiales au Luxembourg, en France, en Allemagne et en Suède. Ces expériences variées me sont précieuses pour exercer ma fonction actuelle. Comme je l’ai évoqué tout à l’heure, les défis auxquels sont confrontés les secteurs ferroviaire et énergétique présentent beaucoup de similitudes. J’ai l’habitude de gérer des équipes diversifiées, tant sur le terrain qu’à un niveau stratégique, avec des langues et des cultures différentes.
Vous avez jusqu’à présent passé l’essentiel de votre carrière à exercer des postes à responsabilités. Comment décririez-vous votre style de leadership ?
L.Z. : Je me considère avant tout comme une femme d’équipe. Je suis fermement persuadée que nous pouvons grandir collectivement en travaillant main dans la main. Des valeurs comme la coopération et le partage des connaissances sont pour moi primordiales au sein d’une entreprise. Un autre point important est l’exemplarité. En tant que CEO de Creos, je me dois d’incarner à travers mes propres comportements les exigences que je formule vis-à-vis de mes équipes.
La restructuration ne concerne pas uniquement votre nomination, mais également le Comité de Direction. Pouvez-vous nous en dire plus ?
L.Z. : La restructuration nous a permis de clarifier le fil conducteur qui guide notre entreprise. D’un côté, nous mettons l’accent sur la satisfaction du client en plaçant la clientèle au centre de nos préoccupations. De l’autre, nous cherchons à améliorer constamment notre travail en exploitant au mieux les données dont nous disposons. C’est pourquoi il est impératif de simplifier les processus, d’avoir une vision plus globale et d’améliorer la transversalité au sein de l’entreprise. Nous souhaitons également donner l’opportunité à nos talents internes de se développer. C’est la raison pour laquelle les deux nouveaux membres de notre Comité de Direction sont issus du Groupe.
Creos a lancé en 2023 deux initiatives visant à simplifier les démarches administratives, à savoir Contrat3+ et SmartyPRO. En quoi consistent ces deux initiatives ?
L.Z. : Le projet Contrat3+ a été lancé dans le but de numériser les contrats d’utilisation, de raccordement et de rachat d’énergie envoyés aux clients. Avec l’adoption de l’outil DocuSign, la signature électronique de ces documents est désormais possible, permettant ainsi leur envoi en ligne et leur sauvegarde directe sur l’ordinateur des utilisateurs. De notre côté, toute documentation transmise est automatiquement incorporée dans notre plateforme de gestion des clients (CRM). Le projet n’est pas encore entièrement finalisé, il le sera cette année avec l’intégration des communautés énergétiques.
SmartyPRO est une solution simple et efficace qui permet de répondre à la demande croissante des particuliers en bornes de recharge pour voitures électriques et en panneaux photovoltaïques. Cette application mobile dédiée aux électriciens professionnels permet de numériser toutes les étapes du processus de raccordement au compteur intelligent du client. L’électricien réalise l’installation et la documente via l’application avec des informations précises et des images prises sur place avec son smartphone. Les photos et les données de la notification de fin des travaux sont ensuite vérifiées par nos équipes, qui n’ont plus besoin d’envoyer un collaborateur sur place pour effectuer un contrôle.
Leneda, la plateforme numérique nationale et centralisée des données énergétiques, a été inaugurée en 2023. Quels ont été les principaux défis rencontrés lors de sa mise en place et comment cette plateforme va-t-elle évoluer dans le futur ?
Mario Grotz : Pour rappel, Leneda est un projet national qui rassemble Creos, les autres réseaux de distribution et les fournisseurs en collaboration avec le ministère de l’Énergie et l’Institut Luxembourgeois de Régulation (ILR). Il a pour objectif de collecter toutes les données de consommation et de production de gaz et d’électricité, de les mettre à disposition des différents acteurs du marché et de simplifier les communications entre eux. La première phase de ce projet englobait non seulement toutes les données des acteurs les plus sensibles à la transition énergétique – les grands comptes, les producteurs et fournisseurs d’énergie – mais aussi celles des communautés énergétiques et des particuliers en autoconsommation.
Pour la mise en place de cette première phase et en vue de préparer la seconde qui intégrera progressivement l’ensemble des ménages, nous nous sommes essentiellement concentrés sur les aspects techniques. Nous avons ainsi procédé au nettoyage des données pour que chaque client soit à l’avenir identifié de manière unique et puisse maîtriser lui-même ses données énergétiques. Nous nous sommes également penchés sur la manière dont les données énergétiques devraient être introduites dans la plateforme. À partir de 2027, chaque client devra obligatoirement disposer d’une identité énergétique (Energy ID). Cette identification pourra se réaliser de deux manières principales : soit par l’intermédiaire du compte LuxTrust, soit par une solution de vérification d’identité en ligne par reconnaissance faciale IDNow. Ces solutions numériques vont permettre d’assurer une sécurité et une confidentialité optimales des données. Elles recourent toutes les deux à des méthodes d’authentification forte et utilisent des technologies de chiffrement avancées pour protéger les données pendant leur transmission et leur stockage.
Pouvez-vous présenter Alva, le jumeau numérique de Creos, qui est opérationnel depuis septembre 2023 ? Quels sont ses objectifs et comment ce jumeau numérique va-t-il soutenir les opérations de Creos ?
M.G. : À ce jour, Creos a installé dans tout le pays plus de 300.000 compteurs intelligents, qui transmettent des données toutes les 15 minutes. Au total, cela représente une masse énorme de valeurs : près de 45 milliards tous les ans ! Grâce à Alva et ses algorithmes d’apprentissage automatique (machine learning), il est désormais possible de mieux les exploiter. Ces données sont pour nous très importantes, car elles nous permettent de prédire avec plus de précision l’utilisation du réseau. Il sera ainsi possible de faire des simulations et d’estimer, par exemple, l’impact que pourrait avoir l’ouverture d’un chantier sur une partie du réseau. Il ne faut pas non plus perdre de vue que la consommation énergétique est devenue au fil du temps de plus en plus difficile à prévoir. La production s’est décentralisée avec la multiplication des panneaux photovoltaïques et des éoliennes. Aujourd’hui, la météo est devenue un facteur important dans nos prévisions. Les habitudes de consommation des clients ont également évolué, influencées par le développement de l’e-mobilité et du télétravail et l’installation croissante de pompes à chaleurs et de climatiseurs. Jusqu’à présent, seules les données relatives à la basse tension ont été intégrées dans la plateforme. Nous aurons bientôt une vue plus exhaustive avec l’incorporation cette année des données relatives à la moyenne et à la haute tension.
Avec quel partenaire avez-vous travaillé pour mettre en place Alva ?
M.G. : La plateforme a été développée par DataThings, une spin-off de l’Université de Luxembourg, et s’appuie sur sa technologie Greycat, une plateforme conçue pour l’analyse des données en temps réel et l’apprentissage automatique à grande échelle. Le choix de ce partenaire n’est pas fortuit. Nous comptons en effet travailler davantage avec l’Université du Luxembourg. Cette collaboration stratégique vise non seulement à affiner nos modèles prédictifs pour nous aider à mieux planifier nos investissements futurs, mais aussi à enrichir le savoir académique et encourager les talents à s’engager dans l’industrie énergétique.
Pour faire face aux nombreux défis posés par la décarbonisation, l’équipe innovation de Creos a lancé plusieurs projets, dont Living Lab et FlexBeAn. Quels en sont les objectifs ?
L.Z. : Avec l’appui de la Klima Agence, la House of Automobile et la Fédération des Artisans, nous avons démarré le projet Living Lab pour étudier l’impact des comportements des clients sur le réseau. Le projet implique 14 ménages localisés dans une rue à Cruchten (canton de Mersch) et équipés de technologies énergétiques renouvelables, à savoir 14 bornes de recharge pour voitures électriques, 13 pompes à chaleur et 11 maisons pourvues de panneaux photovoltaïques. Il est également prévu de placer deux à trois batteries de stockage d’énergie avant le lancement du projet dans la deuxième moitié de cette année. Cette initiative d’une durée d’un an visera à optimiser les usages en identifiant les meilleurs moments pour recharger les véhicules et utiliser les appareils ménagers, tout en évaluant leurs bénéfices et leurs limites pour les usagers et le réseau électrique.
FlexBeAn (Flexibility potentials and user Behaviour Analysis) est un projet de recherche mené conjointement par Creos, le Luxembourg Institute of Science and Technology (LIST) et le Centre interdisciplinaire pour la sécurité, la fiabilité et la confiance (SnT) de l’Université du Luxembourg. Comme son nom l’indique, ce projet a pour but d’étudier et de modéliser le potentiel de flexibilité des consommateurs d’électricité (ménages, secteur industriel, PME, acteurs de l’e-mobilité). Trois axes ont été privilégiés. Le premier va se concentrer sur le potentiel et les limites techniques et évaluer dans quelle proportion une flexibilité peut être raisonnablement attendue de la part des consommateurs tous secteurs confondus et à quel moment. Le deuxième va aider à mieux comprendre les comportements des différentes parties prenantes et leurs motivations à adopter une attitude plus flexible dans leur manière de consommer l’énergie. Le troisième va se pencher sur la valorisation de cette flexibilité et analyser comment ce potentiel pourrait être mobilisé par des mesures incitatives basées sur l’évolution des marchés de l’énergie au cours des prochaines années. C’est un projet participatif qui fait appel à la contribution de tous. Pour les ménages privés, un questionnaire est déjà disponible sur le site du projet pour évaluer leur potentiel de flexibilité.
Dans quels secteurs ont été consentis les investissements les plus importants en 2023 ?
M.G. : Durant l’année écoulée, nous avons principalement axé nos efforts financiers sur la transformation numérique ainsi que sur le renforcement de notre réseau électrique. Nos investissements dans le réseau devraient s’intensifier à l’avenir, en raison de la croissance de la demande en électricité observée d’année en année. À cela viendront peut-être s’ajouter les développements futurs dans l’hydrogène. À ce jour, il n’est pas encore certain que la gestion du réseau de transport d’hydrogène nous soit confiée. Néanmoins, des études préliminaires ont été menées pour évaluer les investissements nécessaires et il est indéniable que leur ampleur serait significative.
Un des chantiers emblématiques de la consolidation du réseau électrique de Creos est le projet 380 qui vise à construire une nouvelle ligne électrique à très haute tension entre Aach en Allemagne et Bertrange en passant par Bofferdange. Pourriez-vous préciser les phases actuellement en progression ?
L.Z. : En 2023, nous avons complété et précisé certains points du dossier d’évaluation des incidences sur l’environnement suite aux commentaires émis par les communes concernées et le ministère de l’Environnement. Au moment où je vous parle, les points révisés ont été présentés aux communes. Vont suivre à présent la consultation publique, puis l’avis du ministère de l’Environnement sur les options proposées et enfin les autorisations administratives. Dans l’intervalle, nous allons déjà préparer les appels d’offres pour les travaux préliminaires et entamer les démarches initiales, incluant notamment la négociation d’accès aux chantiers et l’acquisition de terrains pour l’installation des pylônes. Notre objectif est de mettre la ligne en service en 2028.
Creos a déployé le réseau de bornes de recharge pour voitures électriques Chargy et SuperChargy. Qui va prendre en charge à l’avenir la gestion de ce réseau ?
M.G : Creos a placé près de 700 bornes Chargy et 60 bornes SuperChargy. À présent que nous avons atteint l’objectif fixé par le gouvernement, nous avons l’obligation légale de vendre ce réseau. Nous allons lancer un appel d’offres public en étroite collaboration avec le ministère de l’Économie qui devra accorder une concession au prochain propriétaire. Aucune date précise n’a encore été fixée, mais la vente devra être clôturée cette année.