L’humain face à l’IA : comprendre, s’adapter et préserver nos compétences
Le Luxembourg Sustainability Forum, organisé par IMS Luxembourg, a exploré l’impact de l’intelligence artificielle (IA) sur la société et le travail. Les experts invités ont discuté de la nécessité de former les individus pour s’adapter aux défis de l’IA tout en préservant les compétences humaines, essentielles.
Un monde redéfini par le numérique
Pour ce nouveau retour sur le Luxembourg Sustainability Forum, mettons le cap sur la dernière partie de cet après-midi qui nous a plongés dans l’univers de l’Intelligence Artificielle (IA). Après « Ni ange ni démon ?, les enjeux sociétaux majeurs posés par l’IA » et « 10 raisons d’y croire », place à « La compréhension du monde du travail de demain (matin), les compétences attendues, et l’intelligence humaine en réponse ».
Le public, présent en nombre, a pu découvrir l’intervention de Samuel Nowakowski, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Lorraine. Le professeur a rappelé que le numérique transforme profondément nos vies. « Nous ne sommes plus les mêmes humains qu’il y a 30 ans. Le numérique a modifié non seulement nos moyens de communication, mais aussi la manière dont nous structurons nos sociétés. »
Ce constat a servi de point de départ pour comprendre les enjeux des humanités numériques, une discipline qui interroge l’impact du numérique sur notre humanité. Samuel Nowakowski a encouragé à se poser des questions cruciales : « Vers quel monde nous nous tournons ? », invitant ainsi à une réflexion critique sur l’influence du numérique dans nos interactions et modes de vie.
Une IA au service de l’humain ou une source de confusion ?
Pour illustrer les limites de l’IA, Samuel Nowakowski a partagé une anecdote révélatrice : un de ses étudiants, scout le week-end, a demandé à ChatGPT de rédiger une messe pour un camp. Bien que le texte semblait conforme, l’IA avait en réalité inventé certains passages bibliques. Cette anecdote soulève un enjeu fondamental : « Seul le regard critique de l’humain peut détecter ces erreurs. »
Samuel Nowakowski a insisté sur l’importance de ne pas se laisser illusionner par les capacités apparentes des IA. « Elles produisent des réponses basées sur des probabilités, qui bien que crédibles, peuvent être fausses. Il est crucial de garder une position critique face à ces systèmes. »
L’humain comme dernier garant de la compétence
En s’appuyant sur les réflexions du linguiste Noam Chomsky, Samuel Nowakowski a interrogé notre dépendance croissante aux « béquilles numériques ». Si l’IA est une aide précieuse, il faut rester vigilant pour que l’humain conserve ses compétences : « L’humain doit être celui qui a le dernier mot », a-t-il affirmé.
Il a ainsi mis en avant la nécessité de développer des compétences critiques pour permettre une utilisation éclairée et responsable des technologies d’IA. Qu’il s’agisse de programmation ou de décisions légales, l’humain reste essentiel pour détecter les erreurs que l’IA ne peut pas comprendre ou corriger.
Former pour comprendre et mieux utiliser l’IA
Samuel Nowakowski a rappelé que, bien que des technologies comme ChatGPT aient suscité l’intérêt à partir de 2022, l’IA fait partie de notre quotidien depuis bien plus longtemps. « Des dispositifs comme les smartphones ou les assistants vocaux ont déjà intégré l’IA dans nos vies. »
Cependant, il ne s’agit pas de rejeter ces technologies, mais plutôt de les comprendre. Samuel Nowakowski considère que la maîtrise des outils numériques constitue un véritable acte de citoyenneté : « Cela garantit que les décisions restent entre les mains de l’humain et non d’une machine ».
Un enjeu démocratique : l’éducation aux technologies
Samuel Nowakowski a conclu en soulignant que la formation à l’IA représente un enjeu démocratique crucial.
« Il ne suffit pas de voter pour vivre en démocratie ; il faut aussi être capable de questionner les grands défis sociétaux, comme l’impact des technologies sur nos vies. L’éducation aux technologies et la conservation des compétences humaines sont donc essentielles pour que l’IA reste un outil au service de l’humanité. »
Vers une nouvelle ère de compétences : IA et emploi
L’exposé de Samuel Nowakowski a été suivi par la seconde table ronde de la journée, animée cette fois par Christian Scharff, Founder and Chairman d’IMS Luxembourg. Trois spécialistes ont élargi le débat aux questions du marché de l’emploi et des compétences requises à l’ère de l’IA.
David Marguerit, économiste spécialisé dans les impacts de l’IA (LISER), a rappelé que l’histoire des révolutions technologiques montre qu’elles détruisent des emplois, mais en créent aussi de nouveaux. Il anticipe que l’IA suivra cette même dynamique : « Est-ce que l’IA va être différente ? Je pense que non. »
L’automatisation : une menace ou une opportunité ?
David Marguerit a expliqué que l’automatisation, bien que source d’inquiétude, n’a pas que des effets négatifs.
« Certaines tâches seront remplacées par l’IA, mais cela libérera du temps pour d’autres actions, créant ainsi de nouvelles opportunités. Je pense à des métiers tels que les traducteurs ou correcteurs, déjà impactés par l’automatisation, mais pas nécessairement condamnés à disparaître. Les métiers évoluent, ils se transforment plutôt que disparaitre complètement. »
L’importance des compétences humaines
David Marguerit a également mis l’accent sur les compétences humaines qui deviennent encore plus cruciales à mesure que l’IA prend en charge des tâches plus techniques. « Il y a une demande croissante pour des compétences telles que le travail en équipe et la collaboration. »
Cela fait écho aux propos de Marine Hadengue, directrice de la Higher Education for Good Foundation (Youth Talks), qui a insisté sur l’importance de garder l’humain au centre, même dans un monde automatisé : « Les relations humaines sont ce qui rend les entreprises attractives pour les jeunes talents. »
L’éducation et la rétention des talents : un défi pour l’entreprise
Marine Hadengue a ensuite abordé un problème majeur rencontré par de nombreuses entreprises : la rétention des jeunes talents.
« Les entreprises ont du mal à retenir les jeunes employés, souvent désireux de quitter leur emploi après quelques années pour explorer de nouvelles expériences personnelles. Cela crée un défi supplémentaire pour les employeurs, surtout à l’ère de l’IA où de nouvelles compétences sont requises. »
Christian Scharff a confirmé cette tendance, en partageant des données sur l’augmentation du sentiment de solitude chez les jeunes adultes, malgré la connectivité numérique. « Nous n’avons jamais été aussi connectés, et pourtant, les jeunes de 18 à 22 ans sont ceux qui expriment le plus ce sentiment de solitude », a-t-il observé.
Repenser l’éducation à l’ère de l’IA
Pour surmonter ces défis, Samuel Nowakowski, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Lorraine, a plaidé pour une refonte complète des méthodes d’enseignement dans le contexte de l’IA. Il a critiqué des institutions comme Sciences Po pour avoir interdit l’utilisation de l’IA. Une décision qu’il juge contre-productive : « Il faut former les étudiants avec et à l’IA, pas les en priver ».
« Avec la montée du web et aujourd’hui de l’IA, l’enseignement traditionnel, où l’enseignant est le détenteur unique du savoir, est remis en question. L’IA peut générer des contenus, parfois de manière autonome, ce qui nécessite que les enseignants adoptent une nouvelle approche pédagogique. Ils doivent favoriser le développement de la pensée critique chez les élèves, en leur apprenant à utiliser l’IA de manière intelligente et éthique. »
Samuel Nowakowski
La créativité et la transgression au cœur de l’éducation
Samuel Nowakowski a illustré l’importance de promouvoir la transgression créative dans l’éducation, citant la pièce de théâtre « La Leçon » d’Eugène Ionesco et les œuvres de science-fiction de Philip K. Dick. Ces références mettent en lumière l’importance de questionner les savoirs établis et d’encourager les étudiants à sortir des sentiers battus.
Il a rappelé une conférence de Philip K. Dick en 1977, dans laquelle l’auteur mettait en garde contre la suppression de l’humain dans les prises de décisions technologiques. « L’humain doit rester au cœur des décisions, même dans un monde automatisé. »
Former les générations futures : une responsabilité partagée
Les intervenants ont souligné que l’IA n’est pas une simple question technologique. Elle touche à des aspects humains fondamentaux, qu’il s’agisse des compétences, des relations sociales ou des choix éthiques. Pour que l’IA soit véritablement un outil au service de l’humain, il est impératif de repenser l’éducation, d’encourager le développement des compétences humaines et de maintenir une gouvernance critique et éthique des technologies.
Christian Scharff a clos la table ronde en rappelant l’importance pour chacun, qu’il s’agisse d’étudiants, d’employés ou de dirigeants, de se former en continu, de rester curieux et de ne pas se laisser séduire par les promesses faciles des grandes entreprises technologiques.
Les experts ont enfin chacun donné un conseil clé à l’audience sur l’avenir des compétences dans un monde où l’IA est omniprésente :
- David Marguerit a réitéré l’importance de la formation, particulièrement dans les compétences humaines que l’IA ne maîtrise pas, comme les soft skills.
- Marine Hadengue a mis l’accent sur la nécessité d’éveiller les consciences, en soulignant que l’éducation d’aujourd’hui façonnera le monde de demain. Elle a insisté sur le développement de l’intelligence émotionnelle et l’importance de réfléchir à l’impact de la technologie sur la société et l’environnement.
- Samuel Nowakowski, maître de conférences en humanités numériques, a encouragé la curiosité vis-à-vis des nombreuses technologies disponibles, tout en appelant à la prudence face aux promesses de la Silicon Valley. Il a rappelé l’importance de rester vigilant quant aux vulnérabilités que l’IA peut engendrer.
Cette table ronde a montré que si l’adoption de l’IA dans le monde du travail est inévitable, elle doit être accompagnée par une refonte des méthodes d’éducation et un renforcement des compétences humaines. Il est crucial de maintenir l’humain au centre pour garantir un usage éthique et bénéfique de l’IA, tant pour les employés que pour la société.
Sébastien Yernaux
Photos : © IMS Luxembourg