L'obsolescence programmée : entre réglementations et solutions de bout de chaîne

L’obsolescence programmée : entre réglementations et solutions de bout de chaîne

Cinq experts s’expriment sur l’obsolescence programmée, avec leurs points de vue propres. De la législation en amont à la réparation ou au reconditionnement en aval, de quelles solutions le Luxembourg dispose-t-il pour endiguer les effets désastreux de l’obsolescence ?

L’événement du 15 octobre à Wiltz bouclait la 2e année d’une collaboration fructueuse entre Picto Communication Partner (infogreen.lu) et la commune de Wiltz avec son Circular Innovation Hub. Ce 4e rendez-vous de 2024 portait sur l’obsolescence programmée, qu’elle soit technique, logicielle ou esthétique.


« La première notion d’obsolescence, en tout cas de déchets, date de 1925. L’économiste américain Stuart Chase anticipe son époque avec une œuvre qui s’appelle ‘’La tragédie des déchets’’. Il parlait aussi de publicité trompeuse et de la puissante consommation qui symbolise le XXe siècle. Après cette approche-là, le concept est popularisé en 1932 par Bernard London, un agent immobilier. Pour lui, donner une durée de vie limitée à des biens de consommation était la solution miracle pour sortir du marasme économique de la dépression de 1929 et relancer l’économie de consommation. »

Frédéric Liégeois, fondateur de Picto Communication Partner

Chaque année, au Luxembourg, on dénombre plus de 6.000 tonnes de déchets électriques et électroniques traités – un chiffre qui évolue à la hausse.

Frédéric Liégeois (Picto Communication Partner), Léonard Andersen (CELL), Sébastien Kanarek (Facilitec), Patty Koppes (Wiltz), Raoul Schaaf (CNDS), Catherine Phillips (DPC), Sabine Di Maio-Kruk (Post Luxembourg) et Ariane Bouvy (Circular Innovation Hub)
Frédéric Liégeois (Picto Communication Partner), Léonard Andersen (CELL), Sébastien Kanarek (Facilitec), Patty Koppes (Wiltz), Raoul Schaaf (CNDS), Catherine Phillips (DPC), Sabine Di Maio-Kruk (Post Luxembourg) et Ariane Bouvy (Circular Innovation Hub)

Cinq experts se sont exprimés sur le sujet lors d’une table ronde animée par Frédéric Liégeois et Ariane Bouvy, gestionnaire du Circular Innovation Hub de Wiltz.

Voici leurs propos, résumés :

Catherine Phillips, Head of Legal, Direction de la protection des consommateurs :

« L’obsolescence programmée n’est donc pas un phénomène nouveau, mais est en train de connaître un renouveau depuis l’introduction des smartphones et la durée de vie des batteries. J’ai trouvé cette définition qui résume tout : ‘’l’obsolescence programmée se charge de renouveler les besoins’’. En France, depuis 2015, elle est interdite, c’est-à-dire la mise sur le marché d’un produit avec une technique qui vise à réduire délibérément la durée de vie pour augmenter le taux de remplacement.

Dans le cadre de la transition verte européenne, tout un package de législation a été passé dans les dernières années, d’une part sur la réduction des déchets et d’autre part - ce qui nous intéresse plus - dans la protection du consommateur. Dont, par exemple, le règlement « Ecodesign », la directive sur les allégations vertes, une directive qui s’appelle en anglais « Empowering consumers in the green transition ». C’est une directive qui vise à donner des moyens aux consommateurs, à mieux se placer dans la transition verte à travers l’information. Et, finalement, la fameuse « Right to Repair » qui établit des règles communes à la promotion de la réparation. L’objectif de toutes ces législations est donc de combattre l’obsolescence programmée d’une façon ou d’une autre, du moment où l’objet est conçu jusqu’à son utilisation par le consommateur.


« Le code contient des obligations générales d’information sur les caractéristiques essentielles du bien proposé. Si cette information n’est pas précise et n’est pas correcte, on entre dans le domaine des pratiques commerciales trompeuses ou peut-être même des omissions trompeuses dans les pratiques commerciales déloyales. Alors les tribunaux peuvent sanctionner ce genre de comportement. »

Catherine Phillips, Direction de la protection des consommateurs

Nous participons aussi à la négociation de nouveaux textes européens et nous sommes responsables de la traduction de différents textes européens dans la législation nationale.

La directive « Right to Repair » ne crée pas une obligation à la réparation, mais un droit du consommateur d’exiger que son bien, qui ne fonctionne pas, soit réparé au lieu de profiter d’un remplacement ou d’un remboursement partiel ou complet. Dans cette obligation tombent quasiment tous les biens électroménagers qui sont issus du règlement éco-conception. On parle surtout d’électroménager blanc : frigo, lave-vaisselle, etc.

La directive oblige aussi chaque État membre à prendre au moins une action financière ou non financière dans son pays pour promouvoir la réparation. Nous avons entamé une étude qui analyse la faisabilité de l’introduction d’une incitation financière – repair bonus - pour la réparation à l’échelle nationale. Nous avons été en contact avec les communes, pour analyser ce qui existe déjà.


Il y a presque un tiers de communes qui offrent déjà un repair bonus à leurs citoyens, mais ce n’est pas connu.

Catherine Phillips, Direction de la protection des consommateurs

Les principes sont un peu différents d’une commune à l’autre, avec des biens concernés et des montants qui varient. Nous sommes en échange avec des acteurs du terrain, entre autres l’union des consommateurs, Oekozenter Pafendall, Repair Café, Ecotrel, la Chambre des métiers. Ensemble nous allons voir si nous pouvons modéliser un projet à soumettre au gouvernement. Cela pourrait être une puissante initiative pour promouvoir la réparation, à mon avis, si et seulement si, elle est accompagnée d’une sensibilisation et d’une information, pour que le consommateur soit accompagné dans le processus, qu’il choisisse un mode plus durable et de prolonger la vie de ses appareils.

Dans le combat contre l’obsolescence programmée, le consommateur est le point névralgique. Il faut le sensibiliser par rapport à tous ses droits, ce que nous, en tant que direction, faisons de mieux en mieux. Notre site internet est de plus en plus développé, nous communiquons régulièrement sur les réseaux sociaux, nous avons publié des résumés sur les principaux droits des consommateurs en langage facile, mais nous avons aussi publié un guide pour les professionnels – car une bonne protection des consommateurs n’est possible qu’en partenariat avec les professionnels.

Nous avons lancé un appel à projets pour des initiatives de sensibilisation à la réparation, à la réutilisation, au réemploi. Nous sommes à la recherche d’un élément novateur.


C’est une nouveauté pour nous d’être proactifs et de surpasser le travail purement réglementaire. »

Catherine Phillips (DPC), Sébastien Kanarek (Facilitec), Léonard Andersen (CELL), Raoul Schaaf (CNDS) et Sabine Di Maio-Kruk (Post Luxembourg)
Catherine Phillips (DPC), Sébastien Kanarek (Facilitec), Léonard Andersen (CELL), Raoul Schaaf (CNDS) et Sabine Di Maio-Kruk (Post Luxembourg)

Sébastien Kanarek, chargé de projet associatif chez Transition Minett et responsable de l’atelier collaboratif du tiers-lieu Facilitec :

« Transition Minett est une asbl installée à Esch-sur-Alzette, qui existe depuis une douzaine d’années maintenant, et qui développe un certain nombre de projets en partenariat avec les citoyens de la ville et des environs autour de la transition écologique. Nous sommes présents sur trois tiers-lieux, dont Facilitec où nous avons installé il y a 3 ans un atelier qui permet de vraiment œuvrer dans l’économie circulaire - ce qu’on appelle les 5 R -, et qui est ouvert à tous. Le constat au départ était effectivement essentiellement lié à l’obsolescence et à un besoin d’économie circulaire.

On est, au Luxembourg, dans un pays où les gens ont l’habitude de renouveler très rapidement un appareil, sans forcément se poser la question de la réparation. L’idée est d’essayer d’engager une réflexion sur la possibilité de donner une vie beaucoup plus longue à ces appareils plutôt que d’arriver à du renouvellement systématiquement neuf. Les gens, n’ayant pas l’habitude de faire cela, ont besoin d’un appui, d’être encouragés, de disposer d’un lieu pour pouvoir trouver de l’information, d’outils pour pouvoir s’essayer eux-mêmes à ces réparations et à la prolongation de la durée de vie de leurs biens. Nous disposons même d’une imprimante 3D pour fabriquer des pièces de rechange nécessaires à certaines réparations.

Cet atelier a pu être mis en place grâce à l’Œuvre nationale de secours Grande-Duchesse Charlotte – avec une somme de 80.000 euros – et à la ville d’Esch qui travaille depuis une douzaine d’années avec Transition Minett et qui prend en charge les frais de fonctionnement de l’atelier. L’existence de Facilitec n’est possible que grâce à ce financement qui permet d’avoir des employés permanents.

Avec l’association EBL, nous avons également mis en place un projet qui devrait être, à terme, national : Gutt Geschier – les bons outils. L’idée est de récupérer des outils et de les mettre en prêt via une plateforme internet. Cela encourage les gens à venir se rendre compte qu’ils sont capables de faire des choses par eux-mêmes. Un premier dépôt est ouvert à Esch et un second, plus spécialisé dans la jardinerie, à Sanem. Nous aimerions que n’importe quel citoyen du Luxembourg soit proche d’un point Gutt Geschier. Pour y parvenir, il y a plein de formes différentes qui sont possibles, avec les communes, avec le privé, etc. »

- ©Gutt Geschier


« Par rapport à la consommation de biens, le renouvellement n’est pas forcément toujours lié à une problématique d’obsolescence, mais on se rend compte aussi que certains biens sont achetés dans des objectifs de courte durée. Au Luxembourg, une perceuse électrique achetée dans un magasin de bricolage, sur toute sa durée de vie, va être en moyenne utilisée 12 minutes. »

Sébastien Kanarek, Facilitec

Léonard Andersen, coordinateur projet Repair Café transition énergétique, Citizens for Ecological Learning & Living (CELL) :

Empreinte carbone du Luxembourg
Empreinte carbone du Luxembourg - ©CELL

« Au Luxembourg, on se situe à 16 tonnes de CO2 par habitant. On a un objectif pour 2050 de 1,6 tonne. Cet objectif-là, on est déjà en train de le rater.

CELL asbl essaie de décliner toute une série de solutions en fonction des thématiques de transition économique, démocratique, alimentaire, énergétique et sociale.

Nous travaillons en partenariat avec Repair Café asbl pour l’organisation des repair cafés. C’est une idée qui vient en fait des Pays-Bas. Martine Postma s’est dit, en 2009 : ‘’mais en fait, ça me coûte plus cher de réparer un aspirateur que de le remplacer. Il y a un problème au niveau de la réparation, qui est le coût de la réparation, le coût de l’humain. Il faut donc diminuer ce coût-là et passer par du bénévolat en rajoutant le café, le côté social, etc. pour créer une dynamique.’’

Le premier repair café au Luxembourg a eu lieu en 2013. Nous avons trois cibles principales, qui sont les communes et les citoyens, les lycées, et d’autre part les entreprises. Il y a aujourd’hui 400 personnes qui sont dans nos listes de bénévoles, soit à l’organisation, soit à la réparation. C’est un beau succès mais avec un enjeu au niveau de l’organisation pour laquelle nous aurions besoin de plus de soutien.

Certaines marques (à droite) sont plus faciles à réparer que d'autres. Une liste à garder en tête lors des achats futurs.
Certaines marques (à droite) sont plus faciles à réparer que d’autres. Une liste à garder en tête lors des achats futurs. - ©CELL

Récemment, nous avons mis en place un partenariat avec Ecotrel notamment, pour récupérer les pièces détachées et les mettre dans les réseaux des réparateurs. Se procurer ces pièces détachées est un grand enjeu du « Right to Repair ».

Les repair cafés évoluent bien au Luxembourg : c’est aussi l’effet du Pacte Climat et du fait que l’accompagnement a été structuré avec le gouvernement. On espère que ce n’est pas un effet de mode qui retombera ; il y a un certain risque là-dessus.


« Nous sommes à 59 tonnes de CO2 évitées sur 10 ans, avec 2.600 objets présentés. C’est encore très petit, par rapport aux 6.800.000 équipements électriques ou électroniques mis sur le marché chaque année. »

Léonard Andersen, CELL

Il faut réduire les flux qui arrivent au niveau de la réparation, en modifiant la conception à la base. Il faut aller vers les Repair Bonus et l’indice de réparabilité, qui est un bon moyen de donner envie aux gens de faire leur propre calcul avant achat. »

Dans un repair café, un bénévole nous aide à réparer notre objet endommagé. À droite : le réseau Repair Café au Luxembourg
Dans un repair café, un bénévole nous aide à réparer notre objet endommagé. À droite : le réseau Repair Café au Luxembourg - ©CELL

Raoul Schaaf, directeur du Comité national de défense sociale (CNDS) :

« Beaucoup de personnes qui ont adhéré à la création de l’asbl avaient pour idée qu’il fallait accompagner les personnes qui sortaient de prison – à rentrer de nouveau dans la société - ou bien des personnes qui étaient marginalisées, où il y avait un certain danger de déviance, pour les aider à les réorienter dans la vie.


« Le Comité national de défense sociale a été créé en 1967. Et depuis toujours, l’économie circulaire était l’une de nos préoccupations à un moment où le terme n’existait pas vraiment. »

Raoul Schaaf, CNDS

Aujourd’hui, nous avons plusieurs structures de travail. Il y a cinq ans, on a commencé un projet avec Ecotrel, pour essayer de récupérer ce qui est donné aux centres de ressources. En 2023, on a récupéré 22.000 appareils électroménagers de toutes sortes : 85% fonctionnaient encore, et les 15% restant étaient réparables. Nous avons donc eu l’idée de les réparer et de les proposer en magasin pour les personnes à revenus modestes. Aujourd’hui, de plus en plus de jeunes viennent aussi d’abord chez nous avant d’envisager l’achat d’un nouveau produit.

Comme nous ne sommes pas experts en matériel informatique, on confie cette partie à Digital Inclusion.

Magasin de jouets en mode "re-use" du CNDS
Magasin de jouets en mode re-use du CNDS - ©CNDS

À Mersch, nous avons ouvert un magasin de vélos d’occasion. Entre 15 et 25 bicyclettes sont vendues chaque semaine, d’un stock d’environ 500 pièces. Quand on sait qu’un enfant utilise un vélo très peu de temps avant de devoir passer à un modèle plus grand, acheter d’occasion a tout son sens.

Toutes les personnes qui travaillent chez nous font des mesures d’activation dans le contexte du revenu d’inclusion sociale. Ce sont des gens très éloignés du premier marché du travail. Toutes nos activités ont pour but de rendre ces personnes les plus employables possibles sur le marché du travail. Certaines personnes plus âgées vont rester chez nous jusqu’à l’âge de la pension.

Nous sommes en train de voir avec le ministère de la Culture comment mettre à disposition du matériel d’occasion pour le théâtre. La question du stockage se pose encore.

Nous avons aussi ouvert Taba : une salle de consommation surveillée pour personnes qui consomment des drogues illicites.

Nous récupérons également des jouets dans les centres de ressources, que nous réparons si besoin et que nous vendons à petits prix aux familles. Entre 1.000 et 1.200 clients individuels sont venus en 2023 au magasin à Walferdange. »

Le champ d'action du CNDS est assez large, en témoigne cette liste
Le champ d’action du CNDS est assez large, en témoigne cette liste - ©CNDS

Sabine Di Maio-Kruk, cheffe de section et Waste Manager au sein du département Bâtiments et Facility Management, Post Luxembourg :

Post Luxembourg produit environ 30 tonnes de déchets d’équipements électriques et électroniques par an, ce qui est très conséquent. Cela vient avec des obligations légales réglementaires luxembourgeoises et européennes concernant justement le traitement de ce type de déchets, pour éviter qu’on les retrouve sur les plages en Afrique, ce qui est encore malheureusement trop fréquent aujourd’hui.

Le constat qui a été fait, et les changements qu’on a pu mettre en place de manière très significative, ont été conduits dès 2020, en raison de la crise du Covid. Nous étions en pénurie – au niveau mondial - de puces électroniques pour différents types d’équipements, ce qui nous a menés à accélérer le reconditionnement et de changer notre business model.


« En 2021, nous avons reconditionné 1.450 décodeurs. Ça a été le point de départ de tout ce qui a suivi. »

Sabine Di Maio-Kruk, Post Luxembourg

Suite à cela, nous avons mis en place un projet pilote de 6 mois avec la Ligue HMC pour pouvoir démanteler le maximum d’équipements électriques et électroniques. Et c’était aussi la période où la 5G arrivait, donc nous avions nos antennes 2G, 3G à recycler. Cela a été hyper bénéfique pour les personnes de la Ligue parce que nous les avons intégrées dans nos locaux à la Cloche d’Or. Aujourd’hui, ce n’est plus un projet, mais vraiment une collaboration qui est en place et qui va perdurer des années.

Nous sommes devenus repair centers agréés par Apple. Nous avons des projets de déconstruction de certains de nos bâtiments, pour lesquels on s’engage à récupérer le béton pour la future construction. Nous sommes aussi à la recherche d’associations ou entreprises qui ont besoin d’équipements, de mobilier car nous avons énormément de dons à faire.

Le bilan des actions menées est plus que positif. Il y a énormément de perspectives et de choses à développer en termes d’économie circulaire. Pour nous, la priorité est la réduction des déchets. Nous restons malheureusement plutôt sur la fin de la boucle de l’obsolescence programmée, mais notre objectif est de trouver une piste circulaire pour chaque type de déchet produit par Post.

Lors de l’événement, Ariane Bouvy du Circular Innovation Hub, et le public, se sont montrés très impliqués à travers les questions pertinentes posées au panel d’experts. Il est malheureusement impossible de reprendre l’ensemble du contenu dans un article, mais restez connectés sur infogreen.lu pour ne pas manquer les prochains rendez-vous circulaires !

Marie-Astrid Heyde

Article
Publié le lundi 21 octobre 2024
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