« Les producteurs luxembourgeois ne se vantent pas assez de leurs produits »
Infogreen a réuni, le temps d’un échange sur la production alimentaire luxembourgeoise, Max Holz, directeur adjoint de co-labor, Karine Paris, coordinatrice projets urban gardening au CELL et Christianne Wickler, administrateur-délégué du Pall Center.
Le Luxembourg importe la grande majorité de son alimentation. En 2022, sur les 9 premiers mois de l’année, on estimait à 2,2 milliards la valeur des importations alimentaires. N’est-il pas possible de produire davantage localement ?
Max Holz : co-labor est producteur de fruits et légumes de qualité bio sur plus ou moins 10 hectares. Nous avons la chance de pouvoir le faire en transmettant du savoir-faire et dans le cadre de l’insertion, de la réinsertion professionnelle ou de la stabilisation psycho-sociale.
Selon nous, il est indispensable de produire plus localement. Néanmoins, des problématiques se posent comme celle de la rentabilité ou d’un cadre législatif parfois restrictif concernant des modes de productions alternatifs.
Christianne Wickler : Et nous avons en plus le pouvoir d’achat.
MH : En effet, le pouvoir d’achat du Luxembourg reste élevé.
En parallèle, nous ressentons les effets du changement climatique, avec des périodes de sécheresse très importantes, avec les fortes inondations qui ont entièrement détruit certaines productions il y a quelques années. C’est un challenge pour nous en tant que producteurs, surtout ces dernières années.
Selon vous, la contrainte est surtout climatique ou politique ?
MH : Ces deux sujets doivent être considérés ensemble. Du point de vue technique, nous pouvons nous adapter à un certain niveau, grâce par exemple aux techniques de stockage d’eau qui permettent de la collecter et de l’utiliser quand il faut.
À plus petite échelle, la production peut également être pensée dans une logique d’autoconsommation. Mme Paris, vous êtes chargée de l’urban gardening pour CELL. La demande des citoyens est-elle forte ?
Karine Paris : Je dirais que les citoyens souhaitent se réapproprier leur vie, globalement, et du coup notamment connaître les détails de la production alimentaire - avoir une parcelle de terrain, connaître le fonctionnement d’un sol… Cela s’allie à une partie conviviale, une dynamique sociale très importante. Il y a aussi une forme de solidarité qui s’installe. Par exemple en été, lors des récoltes, quand une partie des gens sont en vacances, les personnes présentes vont préserver voire transformer les produits pour les donner à leur retour. Actuellement, CELL comptabilise entre 300 et 400 résidents actifs dans des jardins mixtes ou communautaires, soit une dizaine par jardin. Ce sont principalement des personnes âgées entre 25 et 70 ans, et leurs enfants.
CELL essaie également de faire prolonger les périodes de production, ce qui est uniquement possible si on peut mettre des serres. Cela reste compliqué en raison du cadre réglementaire, mais je trouve que les communes commencent à être assez ouvertes sur la question ; certaines vont jusqu’à financer les serres des citoyens. Nous essayons aussi de favoriser la production fruitière mais sommes freinés par la peur de transplanter des arbres qui seront considérés comme un nouveau biotope. Aujourd’hui personne ne souhaite créer de biotopes de crainte de ne plus pouvoir construire par la suite. Au niveau communal, j’apprécierais de voir dans les PAG, des zones d’expérimentation ou des zones complètement dédiées à la production citoyenne.
Il y a également à mon sens un problème dans la production de viande et de lait qui sont en surproduction, tout ça parce que les terrains ne seraient pas adaptés au maraîchage. On pourrait au moins faire plus de céréales et moins de viande et de lait.
Le Grand-Duché produit beaucoup de lait, et pourtant les produits laitiers font partie des aliments les plus importés. Comment expliquez-vous cela ?
CW : Par la demande des consommateurs. C’est le marché qui dirige, et donc le marketing et les influences de l’extérieur. Le consommateur croit avoir le pouvoir mais il l’a perdu car il se fait manipuler par les multinationales. Ce qui est dommage, c’est que les producteurs luxembourgeois ont un complexe d’infériorité trop grand et ne se vantent pas assez de leurs produits. Pour moi c’est important, si les expats arrivent, qu’on leur propose leurs céréales – qui sont belges et c’est très bien, parce qu’ils n’ont pas l’habitude des nôtres, mais qu’ils les goûtent au moins avec notre lait, qui est de bonne qualité.
Les Luxembourgeois – le Luxembourg compte près de 50% de Luxembourgeois natifs – sont par exemple aussi très attachés à la moutarde du Luxembourg. C’est important que cela perdure et qu’on ne laisse pas les multinationales étrangères nous pousser vers la porte. Il y a une opportunité du marché pour être plus ferme dans la communication, dans le marketing de nos moutardes et autres produits luxembourgeois. Une société luxembourgeoise ne sait pas faire d’économie d’échelle, nous n’avons pas la masse critique pour cela. C’est donc la qualité qui doit être mise en avant.
Un nouveau gouvernement vient d’être mis en place. Qu’attendez-vous de cette coalition Frieden-Bettel ?
MH : Je pense qu’il faut un certain pragmatisme dans la définition des politiques environnementales, de production et de distribution. C’est très important d’avancer sur des sujets tels que, par exemple, les emballages, mais il faut aussi trouver des solutions compatibles avec ce qui se passe sur le terrain et se concerter avec celui-ci au préalable.
CW : Ce qu’on attend, c’est une reconnexion de la politique avec le terrain. Ça passe par le dialogue, par le débat, par la discussion ; pas par Bruxelles qui dicte.
KP : Je crois qu’il faut arrêter d’artificialiser les sols. Il faut absolument encourager toute production non conventionnelle, en tout cas sans intrant chimique ni pesticide.
Au niveau de la gouvernance, CELL a lancé en 2018 l’idée de lancer un conseil alimentaire– à ce jour seule la Ville de Differdange a mis cela en place – en vue d’en avoir un à l’échelle nationale, qui regrouperait tout type d’acteur, du producteur au consommateur, en passant par les politiques, les chercheurs, les commerçants. Ils réfléchiraient aux besoins et aux façons de développer l’alimentation au Luxembourg, voire en Grande Région parce que ça a peu de sens de se limiter aux frontières.
CW : Surtout qu’il y a 200.000 personnes qui rentrent et mangent potentiellement au moins une fois par jour au Luxembourg. 200.000, c’est le double de Luxembourg-ville.
KP : Dans aucune perspective, on peut se limiter aux frontières du pays. Il faut des échanges.
Vous mentionniez les communes ; sont-elles selon vous bien placées pour favoriser les productions locales ?
CW : Tout est dans le nom « commune » = communauté.
KP : Elles sont propriétaires de terrain, elles ont donc une force d’action, ne serait-ce que pour mettre à disposition des terrains ou carrément embaucher des maraîchers salariés pour lancer des productions locales, comme à Differdange. Si on veut mieux nourrir au sein des cantines, des hôpitaux, bref des espaces publics ou la population en général, il faut encourager la production locale.
Marie-Astrid Heyde
Photos : Marie Champlon
Article tiré du dossier du mois « Courts-circuits »