Luxembourg a le pied lourd
Il y a peu, une infographie a été reprise dans l’hebdomadaire français Courrier International pour illustrer des données du think tank écologique américain Global Footprint Network, connu pour ses indicateurs d’« empreinte écologique », de « biocapacité » ou de « jour du dépassement ». Et elles auraient eu de quoi interpeller ici… Le Luxembourg y apparaît comme le pays avec la plus forte empreinte au monde. D’après cet indicateur, si la population mondiale adoptait son mode de vie, il faudrait près de huit planètes pour subvenir à ses besoins.
Qu’est-ce-que cela signifie ?
Tous les ans, le Global Footprint Network publie des comptes nationaux d’empreinte écologique (National Footprint Accounts), un instrument de mesure qui cherche à illustrer la soutenabilité écologique de nos comportements. Estimant les surfaces terrestres et maritimes bioproductives nécessaires à une population pour produire les ressources qu’elle consomme et en absorber les déchets (CO2)[1], l’Empreinte écologique est aussi largement commentée et critiquée par les médias et les experts qu’utilisée par les pouvoirs publics, dont la Direction générale Environnement de la Commission européenne, comme un indicateur de développement durable (IDD) parmi d’autres.
Plus concrètement, l’empreinte écologique est mesurée en « hectares globaux » (hag), une unité physique « théorique » qui pondère chaque surface en fonction de sa (bio)productivité, ce qui permet la comparaison entre les différents types de surface et entres les pays (entre le Cap Vert et le Luxembourg, entre une terre agricole et un pâturage …). Elle peut être déclinée en hectares globaux par habitant ainsi qu’en « Terres », c’est-à-dire en nombre de planètes qu’il faudrait pour supporter l’empreinte écologique de la population mondiale si tout le monde vivait comme les individus d’un pays donné.
Le calcul de cette empreinte consiste à inventorier les quantités de 5 catégories de produits primaires consommés par les habitants (produits agricoles, fibres, bois, infrastructures et énergie[2]) (1) et à diviser les quantités de chaque produit par le rendement moyen des surfaces terrestres et maritimes qui permettent de les produire (2) pour les « convertir » en types de surface (voir figure 1).
Ces résultats sont ensuite normalisés par un facteur de rendement[3] (3) et par un facteur d’équivalence (4) avant d’être additionnés pour obtenir l’Empreinte écologique[4].
Luxembourg : (si) mauvais élève ?
En termes de surface globale consommée (hag), les pays les plus gourmands sont les plus grands, les plus peuplés et les principaux émetteurs de CO2 : la Chine, les États-Unis, l’Inde, la Russie et le Japon. Cumulées, leurs empreintes représentent plus de la moitié de la surface mondiale consommée quand le Luxembourg « pèse un poids plume ». Mais ramené en surface consommée par habitant (hag/habitant), le Luxembourg détiendrait l’empreinte record de 13,09 hag/habitant – quand la biocapacité terrestre y est de 1,7 hag/habitant (selon les données les plus récentes, 2013[5]). De même, en « nombre de planètes », le Luxembourg figurerait au premier rang des pays les plus voraces avec près de 8 Terres nécessaires si la population mondiale s’alignait sur le mode de vie grand-ducal.
En 2013, le Conseil supérieur pour un développement durable (CSDD) a souhaité corroborer les données, particulièrement alarmantes, du Global Footprint Network pour le Luxembourg grâce à une étude menée par le Centre des Ressources des Technologies de l’Environnement (CRTE) du (feu) Centre de recherche public Henri-Tudor[6]. L’introduction était sans ambages : « l’humanité utilise plus de ressources que les systèmes biologiques de la planète sont capables de renouveler et elle rejette davantage de déchets que ce qu’ils peuvent absorber. Ce constat est particulièrement vrai pour le Grand-Duché de Luxembourg. »
Des limites ?
Les conséquences d’un tel « classement » étant relativement délétères en termes d’image, cet indicateur d’ « empreinte écologique » gagne à être scrupuleusement décortiqué[7] et utilisé, sans pour autant en minimiser la portée. Halte donc à celles et ceux qui avanceraient, bille en tête, qu’il « ne tient pas compte des spécificités luxembourgeoises » (un indicateur pesant sur les seuls résidents, ne comptabilisant pas les personnes « supplémentaires » qui contribuent ainsi « clandestinement » à la consommation nationale…). Argument paravent pour éviter toute remise en question des modes de vie actuels. Une certitude : outre que le pays pâtit de sa petite taille dans le calcul de sa biocapacité[8], au niveau luxembourgeois (80 %) plus encore qu’au niveau mondial (60 %), la « dette écologique » est massivement attribuable à une production de CO2 supérieure à la capacité d’absorption du pays[9].
Conscient de ces spécificités, le Conseil supérieur pour un développement durable a décomposé l’indicateur afin de pouvoir isoler la part des non-résidents qui, par leurs consommations et leurs déchets, pèsent dans l’« empreinte nationale » (frontaliers, tourisme à la pompe et transit). Plus que pour se « dédouanner » de cette piètre « performance », le pays gagne à connaître cette répartition pour adapter ses politiques publiques aux impératifs écologiques (et orienter les comportements ?). En se basant sur des données de consommation du STATEC et du CEPS/Instead (2009), l’étude conclut que 62 % de l’empreinte nationale est attribuable aux résidents, 16 % aux frontaliers et 22 % au tourisme à la pompe et au transit[10] (avec 80 % des ventes de carburants attribuées à des non-résidents).
Même amputée de la part attribuable à ces personnes supplémentaires, l’empreinte des résidents demeure élevée (> 7 hag/hab) comparée à la biocapacité nationale par habitant (1,58 hag/habitant), et maintient le Luxembourg dans le « Top10 » des pays les moins vertueux du classement du Global Footprint Network.
Aussi, la discussion relative à la « décarbonisation de l’économie » ne saurait être expédiée en pointant la relative faiblesse des droits d’accises sur les carburants qu’il conviendrait « simplement » de relever pour espérer atteindre l’objectif de -40 % des émissions de GES au Luxembourg à l’horizon 2030 (par rapport au niveau de 2005), « les ventes de carburant aux consommateurs transfrontaliers » expliquant que « le secteur des transports représente la composante la plus importante du bilan carbone du Luxembourg (58,5 % du total des émissions totales contre environ ¼ pour l’Union européenne) ». Ainsi, en matière de transports, des mesures moins « comptables » sont largement souhaitables pour améliorer l’efficience énergétique des déplacements (« réduction de la consommation des véhicules, électrification du parc, accélération du recours aux transports en commun, mobilité douce), voire dans la réduction des déplacements eux-mêmes (aménagement optimisé du territoire, télétravail, covoiturage, etc. »)[11].
Le Conseil supérieur pour un développement durable, et d’autres, pointent également la consommation foncière extensive pour la construction des bâtiments… On vous l’avait déjà dit : petit, c’est bien aussi. Il y a donc encore matière à balayer devant notre porte.
Quelles que soient les limites générales comme spécifiques de l’empreinte écologique, à l’heure où le pays s’interroge sur les piliers d’une croissance (plus) qualitative, sur les modalités de mise en œuvre de la Troisième révolution industrielle et que la « bataille » accrue pour l’espace fait rage, devenir plus économe, à défaut de malthusien, semble impératif. Selon le Global Footprint Network, le jour du dépassement, ou « Earth Overshoot Day »[12], soit le jour où nous aurions consommé l’ensemble des ressources naturelles que la Terre peut produire en une année, interviendrait … le 2 août. Alors gardons bien les pieds… sur Terre.
Notes :
[1] Voir : N. Zuinen & N. Gouzée, Bureau fédéral du Plan, (juin 2010), Working Paper 11-10, « Biocapacité et empreinte écologique des modes de vie : des indicateurs pour la politique de développement durable ? ». URL : http://www.footprintnetwork.org/content/images/uploads/Belgium_working_pager_11_10.pdf
[2] Toutes les ressources consommées ne sont donc pas prises en compte (faute de données), ni tous les « déchets » puisque seules les émissions CO2 sont intégrées. Voir : ibid
[3] Le calcul revient à diviser les productions, exportations et importations de chaque produit par le rendement mondial moyen du type de surface auquel il est associé.
[4] Voir : N. Zuinen & N. Gouzée, Bureau fédéral du Plan, (juin 2010), Working Paper 11-10, « Biocapacité et empreinte écologique des modes de vie : des indicateurs pour la politique de développement durable ? ».
[5] Pour consulter les données : http://data.footprintnetwork.org/compareCountries.html?yr=2013&type=EFCpc&cn=256
[6] Voir : http://www.myfootprint.lu/files/RAP-20100614-EF_Lux_Phase_2-v.4.0.pdf
[7] Pour un aperçu général de ses forces et faiblesses, voir p 75-76 : http://www.myfootprint.lu/files/RAP-20100614-EF_Lux_Phase_2-v.4.0.pdf
Pour la Commission européenne, plusieurs aspects importants ne sont pas mesurés comme le pilier « social » de la durabilité, l’épuisement des ressources non renouvelables, les activités non durables, la dégradation écologique et la résilience des écosystèmes. Voir : https://www.eea.europa.eu/data-and-maps/indicators/ecological-footprint-of-european-countries
[8] Définition (CSDD) : « La biocapacité est l’abréviation de « capacité biologique », qui est la capacité d’un écosystème à produire des ressources biologiques utiles et à absorber les déchets générés par l’activité humaine (i.e. CO2) ». Elle est également exprimée en « surfaces » (hag).
[9] L’empreinte écologique est composée à près de 80 % de « sols énergétiques » qui sont des surfaces fictives « permettant d’absorber le CO2 provenant de la combustion d’énergie fossile ». Cette très forte contribution “can only be observed in countries with less than 1,000,000 inhabitants with high developed infrastructures [WWF, 2008]”. Ils pèsent quelque 61 % au niveau européen ou 60 % niveau mondial.
[10] Voir : http://www.myfootprint.lu/files/RAP-20100614-EF_Lux_Phase_2-v.4.0.pdf
[11] Voir : Vincent HEIN (Fondation IDEA asbl), (22/02/2017), « Économie décarbonée au Luxembourg : les petits ruisseaux feront ils les grandes rivières ? ». Lien : http://www.fondation-idea.lu/2017/02/22/2231/#_ftn2
[12] Si ce concept n’est pas sans rappeler les calculs discutables de certains think tanks du « Jour de libération fiscale », ou « Freedom day », correspondant à la date à laquelle un contribuable aurait fini de payer ses impôts (comme s’ils n’avaient aucune contrepartie), l’objectif de ce blog n’est en rien de leur donner le moindre crédit (voir : https://www.adamsmith.org/taxfreedomday/ ou https://www.theguardian.com/science/political-science/2013/may/30/tax-freedom-day-ridiculous).
Source : Fondation IDEA - http://www.fondation-idea.lu/2017/08/02/luxembourg-a-pied-lourd/