Lycée Michel Lucius : un projet pilote de reconversion, déconstruction & réemploi
L’Administration des bâtiments publics a mené à bien un projet d’économie circulaire unique en son genre au Luxembourg, portant sur deux bâtiments et la cour centrale du Lycée Michel Lucius au Limpertsberg.
Si divers projets de construction avec des aspects circulaires ont déjà été réalisés (BENU Village, La petite maison, l’Äerdschëff…) ou annoncés (LoopPark), c’est bien la première fois au Luxembourg qu’un site public est l’objet d’une telle reconversion, guidée par les principes de déconstruction sélective et de réemploi des matériaux.
Pour mieux se repérer, un petit coup d’œil au plan du site et un bref résumé des deux projets peuvent être utiles. Les parties concernées par ce chantier atypique sont les ailes 3000 et 6000 ainsi que la cour centrale.
Déconstruction sélective de l’aile 3000 : L’aile 3000 a dû être fermée car elle ne pouvait plus être occupée. La structure des années 1970 n’était plus en mesure de supporter des travaux d’optimisation. Le bâtiment a donc été démonté ; le projet a servi de test de l’inventaire des matériaux tout juste lancé par le ministère de l’Environnement, en 2018.
Réemploi au sein de l’aile 6000 : Cette construction modulaire en bois des années 1990, dont l’usage devait être provisoire, a servi durant 30 ans. Plutôt que de la démolir, elle a été reconvertie en bibliothèque, en utilisant les matériaux issus de l’aile 3000.
Sophie Maurer, architecte au sein de l’Administration des bâtiments publics (ministère de la Mobilité et des Travaux publics), détaille ce projet entamé en 2018 et finalisé en 2021.
Pour la nouvelle bibliothèque, 3 scénarios ont été envisagés, dont la construction d’un nouveau bâtiment et la reconversion de l’aile 6000. Quelles raisons ont mené à cette dernière option ?
Au-delà du coût, la question du timing était importante. Il s’est avéré que la reconversion était plus rapide que de déconstruire et reconstruire ensuite. Il y avait aussi ce volume gratuit à disposition, qui permettait de disposer d’une bibliothèque spacieuse. Nous nous sommes bien entendu assurés que l’école allait avoir un usage pour cet espace, ce qui est bien le cas aujourd’hui.
Nous avions par ailleurs évalué les coûts environnementaux grâce à une analyse du cycle de vie réalisée par le List (Luxembourg Institute of Science and Technology). Les experts ont tenu compte de tous les coûts environnementaux qui ne sont généralement pas chiffrés, tels que la pollution causée par le chantier, l’acidification du sol et la perte de biodiversité. C’était très intéressant car il y avait une réelle diminution des coûts environnementaux avec le scénario de reconversion, qui représentait une économie de 84%. Nous avons intégré cela dans le calcul du coût du projet. Ce ne sont évidemment pas des euros que l’État aurait payés tel quel au moment du projet, mais tôt ou tard d’une manière ou d’une autre.
Comment avez-vous résolu les problèmes acoustiques et thermiques de l’aile 6000 pour qu’elle retrouve une nouvelle utilité tout en apportant du confort aux élèves et au personnel de l’école ?
L’acoustique dans le bâtiment n’était pas idéale pour des salles de classe. En modifiant l’usage vers, principalement, celui d’une bibliothèque, ce problème était directement résolu.
Concernant le confort thermique, nous avons isolé la toiture car c’est par là que se fait la principale perte de chaleur. Cela permet aussi de tempérer la surchauffe en été, surtout pour les salles de l’étage. Nous avons également installé un système de ventilation naturelle et conservé le chauffage préexistant, avec quelques ajustements.
Vous mentionnez le réemploi du chauffage du bâtiment. Quels autres éléments sont issus du réemploi ?
Les plaques de plafond, les luminaires, le mobilier – une grande partie des étagères venait de l’ancienne bibliothèque de l’aile 3000. Puisqu’il y avait plus de surface disponible, nous avons ajouté de nouvelles étagères dans lesquelles nous avons installé le système de ventilation naturelle. Il y a du mobilier récupéré du CNA ; les tables et chaises venaient d’autres parties de l’école.
Nous aurions également aimé récupérer l’acier de cette aile 3000, mais les sections étaient trop importantes. Nous aurions perdu trop d’air libre, ce qui n’était pas permis par la législation.
Concernant le chantier de déconstruction dite « sélective » (aile 3000), comment avez-vous procédé pour déterminer quels matériaux et quel mobilier pouvaient avoir une nouvelle vie ?
Au-delà de l’inventaire des matériaux, nous avons réalisé un inventaire de réemploi, qui devient de plus en plus obligatoire à travers la nouvelle loi déchets. Il s’agit d’évaluer les matériaux en fin de vie du bâtiment, de les classer en fonction de ce qui peut être réemployé, de ce qui doit être recyclé, etc.
Il y avait des éléments qu’on ne pouvait pas garder. Aujourd’hui, idéalement, les bâtiments sont conçus pour être démontés plus tard. Dans les années 1970, ce n’était pas le cas. Beaucoup de choses sont collées et ne peuvent être séparées.
Nous avons fait beaucoup d’analyses. Nous avions déjà beaucoup de sondages, car la première idée était de transformer le bâtiment. Nous avions donc beaucoup de connaissances sur les matériaux du bâtiment et nous avons pu classer les éléments récupérables dans l’inventaire.
Toutefois, un assainissement a dû être réalisé en début de déconstruction, en raison de la présente d’amiante. Il n’y avait aucun danger pour les enfants lorsqu’ils occupaient ce lieu ; il y avait déjà eu 2 ou 3 campagnes d’assainissement, comme dans toutes les écoles. Le danger arrive dès qu’on commence à retirer les murs, à travailler les matériaux. À cause de cet amiante, nous n’avons malheureusement pas pu récupérer les briques du bâtiment. Nous avons toutefois pu conserver le mobilier, la structure en acier, les plaques de façade et la structure en béton.
À la fin des différents sondages, nous avions toute une liste d’éléments récupérables, qui ont pu être classés dans l’inventaire.
Comme nous sommes en soumission publique, nous avons publié un cahier des charges à destination des entreprises, qui devaient nous expliquer ce qu’elles allaient faire des éléments de réemploi ainsi qu’un descriptif du chantier. Il y avait plusieurs options, qui allaient du réemploi direct à la mise en décharge. Des points étaient alloués aux choix de l’entreprise, ce qui nous permettait de les départager pour retenir l’offre ayant la plus forte valeur écologique.
Une bonne partie de ces éléments ont été employés dans la reconversion de l’aile 6000. Que sont devenus les éléments restants ?
La cour centrale a également pu être modifiée grâce à divers matériaux récupérés, à commencer par la pergola. Nous avons récupéré la structure qui était à l’étage de l’aile 3000. Nous l’avons réinstallée au sol et avons ajouté des voiles en toile pour donner de l’ombre. Des plaques de façade de l’aile 3000 ont été transposées pour réaliser une balustrade. Le sol et des murets de la cour ont été réalisés avec le béton récupéré. Pour ce béton recyclé, des tests ont été réalisés en collaboration avec le laboratoire des Ponts et Chaussées pour lequel c’est également un projet pilote. Le béton existant a été broyé et les agrégats obtenus ont été réintégrés à hauteur d’un peu plus de 60% dans la composition du nouveau béton. Les techniques actuellement employées au Luxembourg ne permettaient pas d’intégrer plus de béton recyclé, sinon il durcit tout de suite. Cela se fait toutefois en Belgique ou en Suisse grâce à d’autres procédés. Nul doute que ceux-ci arriveront bientôt chez nous. Le laboratoire des Ponts et Chaussées va maintenant observer comment ce béton se comporte à l’air libre au fil des saisons et des années.
Il restait des choses qu’on ne pouvait pas réutiliser nous-mêmes, principalement du mobilier en bon état mais n’ayant plus vraiment de valeur marchande. Par exemple, un bureau d’école qui a 30 ans, il n’y a pas trop d’intéressés pour ce produit. L’État a déjà beaucoup de stock et ne pouvait en reprendre plus. Il est important de préciser que l’État doit traiter tous ses citoyens de façon égale, ce qui signifie que s’il donne une table à une personne, son voisin peut venir en réclamer une aussi. On s’est donc demandés comment donner sans avoir ce problème. Avec les juristes du ministère et un avocat externe, nous avons trouvé le système de marché à zéro euro, c’est un vrai contrat mais sans échange d’argent. Il y a une contre-valeur théorique, c’est-à-dire ce qu’il en coûterait à l’État pour envoyer ce mobilier à la déchetterie. Les gens intéressés venaient chercher les éléments qui les intéressaient directement sur le site. Nous n’avons ni perdu, ni gagné d’argent, d’où l’appellation de marché à zéro euro. Cela a toutefois demandé beaucoup d’heures de travail.
Trouve-t-on facilement les bonnes compétences pour un chantier de déconstruction ?
Cela dépend de ce qu’on déconstruit et de ce qu’on veut faire du matériel déconstruit. Les entreprises de démolition ont commencé à se reconvertir dans la déconstruction. Elles ont d’ailleurs toujours revendu une partie des matériaux des chantiers de déconstruction, donc elles ont déjà des compétences. Pour certaines choses plus difficiles à démonter, il faut trouver les bons spécialistes, c’est-à-dire les artisans qui connaissent la matière, qui savent comment démonter. Ils existent et ils viennent avec leur expérience et leurs propres idées.
On voit ici tout l’intérêt de l’inventaire des matériaux et de réemploi, qui permet d’identifier dès le début les éléments qu’il faut absolument protéger. Si tout le monde le sait en avance, dès la planification, tout le monde y fera attention.
Dans la planification, il faut aussi anticiper le stockage. Nous avions la chance de réutiliser une bonne partie des matériaux récupérés sur place, mais il a fallu prévoir des containers pour stocker les dalles de plafond, par exemple. D’autres éléments n’avaient pas été bien protégés et nous en avons tiré les leçons. On en revient à ce besoin crucial d’une plateforme de réemploi, un endroit physique où l’on pourrait vendre ces matériaux de réemploi. Cela existe en Allemagne, en Belgique et en France, donc pourquoi pas au Luxembourg.
Pour ces types de projets, quelles sont selon vous les limites de la législation ?
Une des limites est celle citée ci-dessus et contournée par le marché à zéro euro. À la longue, la législation devra être adaptée à ce genre de projet circulaire. L’Europe est en train de travailler là-dessus, et le Luxembourg devra s’y conformer. On voit qu’il est toutefois possible de travailler avec les lois en place et de trouver des solutions.
La loi déchets a été quant à elle été revue récemment, mais il y a des éléments qui restent assez stricts, notamment la définition du déchet. Elle est évidemment très importante, car elle nous protège tous contre les déchetteries non autorisées et les substances polluées. D’un autre côté, si on réglemente trop les déchets, en considérant qu’un objet devient déchet dès que son propriétaire veut s’en défaire, cela bloque tout le système de seconde main.
Des projets comme celui-ci démontrent qu’il est tout à fait possible de réutiliser des matériaux sans danger. Même dans le cadre d’un projet public, avec l’implication d’entreprises et d’artisans privés. Cela fonctionne. Il y a donc un nouveau statut à créer pour ces déchets qui n’en sont pas vraiment.
Auriez-vous un conseil pour faciliter les futurs projets de reconversion ou de réemploi ?
Réunir le plus tôt possible toutes les parties intéressées. Chaque projet de construction est une collaboration : l’architecte ne peut rien faire sans le maitre d’ouvrage, qui ne peut rien faire sans les entreprises… Tout est connecté. Si on veut faire un bon projet, il faut une bonne ambiance entre toutes les personnes concernées. C’est encore plus important pour un projet de réemploi, parce qu’il y a moins de règles et de normes que dans la construction. Ces projets représentent aussi plus de travail pour tout le monde : l’architecte doit travailler avec du matériel qu’il ne connaît pas encore à 100% quand il planifie le projet, l’ingénieur doit se renseigner sur des structures qui ne disposent pas de certificats, les entreprises doivent travailler avec des dalles qui ne sont plus totalement rectilignes, etc. Il faut avoir des personnes motivées autour de la table !
Marie-Astrid Heyde
Photos : ©Levygraphie