Après la crise, repenser le monde
Et si la crise sanitaire mondiale que nous traversons en disait long sur l’humanité, nos sociétés et nos modes de vie ? Ne faut-il pas réinventer le monde de l’après-Covid-19, en créant du nouveau, plus juste, pour que demain soit simplement plus vivable, et en instaurant de nouvelles manières de penser ? Deux philosophes s’expliquent.
Deux femmes qui ont un point de vue sur le monde et l’humanité ont été invitées à s’exprimer sur la crise du Covid-19 et surtout sur la façon de « gérer l’après » dans l’émission « Dans quel monde on vit » de Pascal Claude, sur la Première, radio de la RTBf.
Isabelle Stengers, philosophe belge et professeur à l’Université libre de Bruxelles (ULB), a écrit plusieurs ouvrages, dont « Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient » (éditions La Découverte). Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste française, titulaire de la chaire « Humanités et santé » au Conservatoire national des Arts et Métiers à Paris, et de la chaire « Philosophie à l’hôpital » au Groupe hospitalier universitaire Paris Psychiatrie et Neurosciences, a notamment écrit un essai, « Le soin est un humanisme » (Gallimard).
Une force d’action citoyenne et durable
Quel sera le retour d’expérience ? Quel enseignement tirer de cette crise ? Et, surtout, « Comment va-t-on utiliser les leviers nationaux et internationaux pour gérer les prochaines crises ? », comme le résume Isabelle Stengers. Pour elle, « le seul pari viable pour réinventer le monde de demain, c’est de créer du nouveau, plus juste, pour que demain soit simplement plus vivable. Cela implique de mettre en place de nouvelles manières de travailler, d’enseigner, de protéger la santé et la recherche ».
On serait ainsi à un tournant majeur : « On est en train de redécouvrir que les comportements collectifs nous protègent des vulnérabilités individuelles. Il s’agit véritablement de redéfinir le sens que l’on veut donner à notre manière de vivre ensemble sur cette terre. Il va falloir faire monter au pouvoir une force d’action citoyenne et durable. Et on va aussi devoir combattre ceux qui vont nous raconter demain qu’il va falloir continuer à faire comme avant. »
Dix ans sans prise de responsabilités
Cynthia Fleury note que, après la crise économique de 2008, « on a souvent dit que les choses ne seraient plus jamais comme avant ; et on a vu que tout est revenu à la même chose ».
Elle déplore le manque de prise de responsabilités en une dizaine d’années : « Nous avons refusé consciemment ou inconsciemment de penser un autre ordre de régulation de la mondialisation. Nous avons simplement validé la toute-puissance techniciste et économique en continuant le business as usual. Et maintenant, parce qu’il y a une dimension sanitaire planétaire qui joue aussi sur l’ordre économique mondial, on fait face à une faille dans le système qui peut provoquer une récession bien plus importante que celle de 2008 ou celle du krach de 1929 ».
Selon Isabelle Stengers, « Nous nous savions vulnérables, mais on comptait sur toute une infrastructure pour nous protéger. Mais ce sur quoi nous avions compté est également fort vulnérable. Il va falloir prendre des responsabilités et se réapproprier le pouvoir de penser l’avenir ».
Faire sens en commun
Isabelle Stengers nous situe dans un moment où on se sent à la fois formidablement connectés aux autres et terriblement isolés, qui se manifeste notamment par un sentiment de méfiance par rapport aux autorités, particulièrement au pouvoir politique, issu de l’après-crise de 2008. « Tout a été fait pour que nous soyons dans une liberté qui relève en fin de compte de la dépendance. Seuls les activistes se sont donnés les moyens collectifs de ne pas oublier ce qu’il s’était passé ».
Les deux philosophes se rejoignent sur le besoin de « faire sens en commun ». Leur message va dans le sens d’une refonte des modes de pensée et de vie, une révolution culturelle, qui inclut les sciences, l’économie, la politique et le pouvoir de chacun. « Il faut que cela devienne une culture qui refuse l’impunité pour ceux qui font passer des situations cruelles et anormales pour ce qu’il faut bien accepter. C’est quelque chose qui ne peut se faire que collectivement et qui commence individuellement. »
Une autre approche du « think global, act local », qui a le mérite de poser des questions à chaque acteur de la société.
Alain Ducat
Photos : licence cc/vperemen – RTBf – France Inter