Audrey Millet : Abdoul a toujours cousu sur le chemin du crime

Audrey Millet : Abdoul a toujours cousu sur le chemin du crime

Dans son livre L’odyssée d’Abdoul, l’historienne de la mode Audrey Millet retrace le parcours d’Abdoul, tailleur ivoirien enrôlé dans un réseau de trafic d’êtres humains, que le destin a mis sur sa route. Au fil des pages, elle mène l’enquête sur les liens entre l’industrie de la mode et le crime organisé. Rencontre avec cet inoubliable duo.

En 2015, Abdoul a une ambition : gagner assez d’argent pour s’acheter une machine à coudre. Du point de vue occidental, son objectif peut paraître facile à atteindre. En Côte d’Ivoire, ce n’est pas si simple pour le jeune couturier. Cette quête le mènera au Burkina, puis au Niger où il se retrouve pris au piège dans l’exploitation et le trafic d’êtres humains par la mafia locale. Dans la ville d’Agadez, qu’il qualifie de « dégueulasse », il est témoin des pires horreurs.

S’ensuit un voyage éprouvant dans le désert à l’arrière d’un pick-up, qui le conduit à Gatrone dans le sud de la Libye, un lieu où les migrants sont traités comme du bétail. À Sebha, il travaille dans une usine de tapis de prière, 14 heures par jour, 7 jours sur 7. Ensuite, direction Tripoli où il est mis à bord d’une petite embarcation pour une traversée de la Méditerranée d’un jour et demi qui le mènera jusqu’en Europe, où il n’a pourtant jamais cherché à atterrir. Près des côtes, il est récupéré par des Italiens et envoyé à Prato, la capitale italienne du textile. Là-bas, les Wenzhou - une mafia chinoise qui contrôle la ville - le « recrutent » pour travailler dans un atelier clandestin. Sans papier, sans argent, sans téléphone, sans identité, il n’a d’autre choix que d’obéir.

La rencontre qui va tout changer

Abdoul est en Italie depuis trois ans lorsque son chemin croise celui d’Audrey Millet, à Prato en juin 2022. Une rencontre fortuite entre un couturier et une historienne de la mode qui travaille sur le made in Italy : le destin fait parfois bien les choses. « À cette période, ce n’était pas facile pour moi de trouver quelqu’un qui parle français en Italie », explique Abdoul. « Entendre parler français, c’était comme me retrouver chez moi. C’est ça qui m’a donné le courage d’aller m’adresser à Audrey. » Cette dernière veut en apprendre plus sur l’histoire du tailleur et ils échangent leurs numéros. Par deux fois, ils prévoient de se revoir, mais Abdoul ne viendra jamais à ces rendez-vous. Comme il le dit lui-même, il n’était pas prêt à parler.


« Un an jour pour jour après notre rencontre, Abdoul m’a envoyé un message dans lequel il m’a dit : ‘maintenant je vais tout te dire ’. ».

Audrey Millet, autrice et historienne de la mode

Audrey rentre en France et n’arrive pas à oublier cette rencontre qui l’a « perturbée ». Elle recontacte Abdoul et ils commencent à échanger, chacun testant l’autre pour s’assurer de pouvoir faire confiance. « Et puis, un an jour pour jour après notre rencontre, il m’a envoyé un message dans lequel il m’a dit : ‘maintenant je vais tout te dire ’ », se souvient avec émotion l’historienne. Abdoul explique que c’est le besoin de se libérer du poids de son histoire, qui l’isole et l’empêche de dormir, mais aussi l’envie de sauver ceux qui pourraient tomber dans le même piège que lui, qui l’ont poussé à parler. « Parce que si j’avais su tout ce que j’allais voir et vivre par la suite, je n’aurais jamais pris ce chemin », affirme-t-il.

Fairtrade Lëtzebuerg a invité Audrey Millet et Abdoul à Luxembourg.
Fairtrade Lëtzebuerg a invité Audrey Millet et Abdoul à Luxembourg. - ©Fairtrade Lëtzebuerg

« Il m’a fait le plus beau des cadeaux », considère la chercheuse française, ajoutant qu’elle « ne peut plus être la même qu’avant » depuis qu’elle a entendu le récit d’Abdoul. Elle précise que Geneviève Krol, la directrice de Fairtrade Lëtzebuerg, est l’une des premières personnes à qui elle a présenté Abdoul. En vacances à Florence, à une vingtaine de kilomètres de Prato, elle vit une expérience similaire à celle d’Audrey.

« J’ai eu cette chance incroyable de passer un moment avec Abdoul et d’entendre son histoire. Quand je suis retournée à Florence, mon regard était totalement différent. À chaque coin de la rue, vous voyez des personnes comme lui, qui travaillent dans la restauration ou sur les marchés » raconte Geneviève. « Vous vous dites qu’elles ont peut-être autant souffert qu’Abdoul, qu’elles vivent ce traumatisme… Et malheureusement nous ne pouvons pas donner la parole à tout le monde. »

Un cercle vicieux

Le parallèle entre la vie d’Abdoul et les combats menés par l’ONG Fairtrade ne s’arrête pas là : en Côte d’Ivoire, le père d’Abdoul avait acheté un champ de cacao pour devenir producteur et gagner de l’argent. La directrice explique : « Malheureusement le cacao n’est pas assez rémunérateur, au final ça n’a pas permis au père d’acheter une machine à coudre pour son fils. Si le prix du cacao avait été juste, le destin de cette famille aurait sûrement été différent. » Abdoul raconte : « la vérité, c’est que mon père ne cherchait même plus à m’acheter une machine, il voulait juste acheter de quoi manger. »

À propos de la fameuse machine à coudre, Audrey Millet tient à dire qu’elle a demandé à son protégé s’il voulait qu’elle lui offre cet objet à forte symbolique dans l’histoire du tailleur. « Il m’a répondu que si je lui faisais ce cadeau, il ne savait pas s’il allait casser la machine ou bien juste la regarder sans oser la toucher. »


« Abdoul est allé à l’école, il a appris la langue et il a travaillé dur. »

Audrey Millet, autrice et historienne de la mode

En juin 2024, Abdoul a obtenu une carte de séjour qui lui permettra de rester 10 ans en Italie, où il travaille actuellement dans de meilleures conditions. Pour cela, il a du faire ses preuves : « il est allé à l’école, il a appris la langue et il a travaillé dur », déclare l’historienne en le regardant avec beaucoup de fierté. Le couturier ivoirien n’envisage plus de retourner vivre dans son pays, car il lui serait « impossible d’y offrir un avenir meilleur » à ses enfants, tant la situation est difficile pour les habitants de la Côte d’Ivoire.

Prise de conscience

Après avoir passé un moment avec Audrey Millet et Abdoul, on se pose évidemment une seule question : Que faire ? Pour la directrice de Fairtrade Lëtzebuerg, « le consommateur doit prendre conscience que derrière chaque produit, il y a des humains qui ont participé à sa fabrication, et qu’ils méritent un travail juste, une rémunération équitable et le respect. En donnant plus de valeur aux produits qu’on consomme ainsi qu’à ceux et celles qui les fabriquent, on payera le prix juste. » Selon Geneviève, c’est la course au toujours moins cher et toujours plus rapide qui engendre ces problématiques « de trafic d’êtres humains, de violation des droits environnementaux et des droits sociaux ».

Plus virulente, Audrey Millet dénonce les grandes marques de mode, de luxe en particulier, qui ferment les yeux sur les activités illicites et inhumaines de leurs sous-traitants, dont ils ont pourtant bien connaissance. Elle considère que « le problème est politique ». L’historienne en appelle aux États, qui doivent jouer leur rôle en matière de contrôle et de réglementation. Elle estime que « la mode met des gens en esclavage, ces produits ne devraient pas pouvoir arriver chez nous, ça devrait être interdit ! » Financée pour étudier le made in Italy, Audrey raconte avoir déposé un dossier identique pour obtenir une bourse de recherche sur le made in France. Dossier pour lequel elle a obtenu « la pire note de sa vie ». Elle affirme : « Cela veut dire qu’il y a encore des choses auxquelles on n’a pas le droit de toucher. » Son combat est donc loin d’être fini.

Audrey MILLET, L’odyssée d’Abdoul - enquête sur le crime organisé, Éditions Les Pérégrines, paru le 30 août 2024. Le livre a reçu le Prix Mare Nostrum 2024 dans la catégorie Histoire & Géopolitique.

Léna Fernandes

Article
Publié le jeudi 30 janvier 2025
Partager sur
Avec notre partenaire
Nos partenaires