Bonheur et écologie : équation impossible ?
Face à l’éternelle quête humaine du bonheur se dressent aujourd’hui les questions de durabilité et d’empreinte écologique. Parce que dans notre société consumériste, le bonheur a un prix… et c’est l’environnement qui paye.
Les Romantiques du début du XIXe s’interrogeaient déjà sur le lien entre le bien-être et la nature, mais c’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que les définitions modernes du bonheur et de l’écologie ont fait leur apparition. Comme l’explique Gaël Brulé, sociologue et auteur de l’ouvrage Le coût environnemental du bonheur, « les deux notions sont apparues dans les années 50-60, mais elles n’ont pas été perçues de la même manière dans la société et dans les institutions. »
Bonheur VS écologie
Le chercheur a comparé le nombre de publications scientifiques diffusées entre 1950 et 2020 concernant une « planète » ou le « bonheur ». Au départ, il y a plus du double de publications sur une « planète » que sur le « bonheur » (159 contre 72). Puis les décennies passent et la tendance s’inverse (7.159 « planète » pour 12.018 « bonheur »). « Il y a eu des vent de face contre l’écologie et la protection de la planète, c’est un peu l’ennemi à abattre du point de vue de l’économie de marché. À l’inverse, le bonheur n’a pas vraiment de détracteurs et les forces du marché s’en sont même servies comme d’un outil. »
Les deux notions se retrouvent alliées avec l’apparition du terme de « développement durable », dans un rapport publié par l’ONU en 1987, dont la définition englobe « des dimensions économiques, sociales et environnementales ». Après la crise des subprimes (2007-2010), le débat prend une tournure très politique puisque « les mouvements de justice sociale et de justice climatique ont commencé à converger », raconte Gaël Brulé dans son livre.
En 2012, l’économiste britannique Kate Raworth élabore son célèbre modèle du donut (ci-dessus) pour représenter l’espace intermédiaire entre un plancher social et un plafond environnemental. « Là, on commence à comprendre qu’il y a plus de tension, parce que d’un côté on va vers plus d’impact et de l’autre côté on va vers moins de satisfaction des besoins primaires. »
Bonheur ≈ PIB
Une fois le lien entre bien-être humain et bien-être planétaire établi, encore faut-il mesurer le bonheur d’une population pour le comparer à son empreinte environnementale. « Je me suis appuyé sur quatre façons bien établies de mesurer le bonheur : l’évaluation de sa vie, la satisfaction de sa vie, le bonheur dans sa vie et les affects positifs. Les deux premières sont une forme de bonheur cognitif, les deux autres sont une forme de bonheur affectif. »
La question de l’évaluation de sa vie (« Imaginez la meilleure vie possible et la pire vie possible. En donnant 10 à la première et 0 à la seconde, où situeriez-vous votre vie actuellement ? ») est la plus représentée, c’est à partir de cette mesure qu’est établi chaque année le fameux World Happiness Report de Gallup. Gaël Brulé considère que si cette mesure domine, c’est parce c’est celle qui correspond à la vision du monde la plus « PIB compatible ».
En 2024 et pour la septième année consécutive, la Finlande a obtenu le plus haut happiness score du monde. « Ce bonheur il est blanc, plutôt blond, plutôt riche et plutôt protestant », commente le chercheur. Il le qualifie même de bonheur « comparatif » et « consumériste », bien éloigné des considérations écologiques.
Bonheur ≠ écologie
Pour le média Bonpote, le sociologue a mis en lien des mesures du bonheur à l’échelle d’un pays, avec le nombre de vols en avion effectués par an et par habitant. Verdict, dans les nations du top 10 du classement basé sur l’évaluation de sa vie, le nombre de vols est plutôt élevé : de 1,66 à 4,9 pour la Norvège, en passant par 3,7 pour le Luxembourg (les 14,35 en Islande s’explique par la situation géographique du pays).
Plus de vols, ça veut dire plus d’argent. Gaël Brulé affirme dans son livre que « les pays les plus développés ont le plus grand impact sur l’environnement » et c’est aussi vrai à l’échelle individuelle : les plus riches émettent beaucoup plus de CO₂ que les plus pauvres. « Cela laisse penser que bien-être et durabilité s’accordent mal au niveau des personnes, ce qui sous-entend que la richesse est utilisée comme proxy du bien-être. »
Bonheur + écologie ?
Si on se base sur la mesure d’une forme de bonheur affectif, attaché aux émotions, le classement change totalement. Dans le top 10, on retrouve alors l’Ouzbékistan, le Sénégal ou encore la Malaisie, des pays où le nombre de vols par habitant est bien moindre, même inférieur à 1 pour la plupart. « Dans ces pays, on peut être heureux sans prendre l’avion. Le bonheur n’est pas comparatif, on ne compare pas ses voyages et ses vacances avec celles des autres. »
Un bonheur durable est-il alors concevable ? Oui, mais il faudra que notre conception du bonheur, ainsi que la manière de le mesurer, changent. Dans la conclusion de son ouvrage, Gaël Brulé déclare : « Repenser nos rythmes, qu’ils soient productifs, sociétaux ou sociaux, semble être un moyen de toucher conjointement le bonheur et la durabilité. […] Repenser la valeur des mesures pour remettre en question la mesure des valeurs. »
Par Léna Fernandes
Graphiques et tableaux issus de BRULÉ Gaël, Le coût environnemental du bonheur, Épistémé, 2024.
Extrait du dossier « Mieux Vivre »