« L’université est une fabrique à talents »
Une institution ambitieuse, qui croit en ses étudiants et en sa capacité de se développer vers toujours plus d’interdisciplinarité. Interview de Jens Kreisel, recteur de l’Université du Luxembourg depuis le 1er janvier 2023.
En termes d’attractivité, comment situez-vous l’Université du Luxembourg par rapport aux autres universités européennes ? Se démarque-t-elle pour certaines filières en particulier ?
« Notre université se démarque d’abord par le côté international, à la fois de nos professeurs, de nos étudiants et de tous les employés. Nous avons une grande diversité multiculturelle et multinationale.
Nous avons un certain nombre de thématiques fortes qui s’alignent avec le pays, notamment la digitalisation, en partant des supercalculateurs jusqu’aux sciences des données. Ces thématiques ne sont pas uniquement abordées d’un point de vue technologique, mais aussi à travers tous les domaines de l’université. C’est, d’une certaine manière, notre originalité, ce vrai positionnement d’interdisciplinarité.
Il y a également un certain nombre de positionnements très luxembourgeois - notamment la faculté de Droit à proximité de la Cour de justice de l’Union européenne - et un lien fort avec différents partenaires industriels locaux. Ces partenariats, on les tisse à travers des chaires industrielles. Les deux plus emblématiques et en relation avec la durabilité sont la Chaire ArcelorMittal - on essaie vraiment de projeter le domaine de l’acier vers demain et la chaire en ingénierie des process, plus spécifiquement pour l’hydrogène, avec Paul Wurth (lire aussi la première partie de l’interview diffusée quelques jours plus tôt). Nous lions aussi des partenariats avec le gouvernement, notamment via la chaire en finance durable. C’est une spécificité, de miser sur ces chaires qui lient enseignement, recherche et interaction avec l’écosystème socio-économique. Souvent, ces collaborations avec des industriels s’arrêtent au bout de 5 ans. Au Luxembourg nous travaillons dans la durée, dans les 15, 20 ans. »
Les jeunes savent très bien dans quel monde ils veulent vivre.
Quelles sont les compétences-clés qui manqueraient au pays pour lesquelles vous développez ou comptez développer une offre de formation universitaire ?
« Ce dont on a vraiment besoin, c’est une approche interdisciplinaire. Je pense que les thématiques de la durabilité sont extrêmement complexes et qu’on ne peut pas y répondre avec une seule discipline, que ce soit la physique, l’ingénierie ou le génie industriel. Il y a aussi le côté sociologique : dans quelles conditions la société va-t-elle accepter les nouvelles solutions ? Et surtout, il faut regarder comment financer ces projets de transition énergétique, par des moyens de finance durable, la green finance. Je suis très fortement convaincu que quand on parle par exemple d’hydrogène, technologiquement on n’est pas loin des solutions. Ce qui va primer, c’est la viabilité économique de ces solutions-là. Et donc il faut y réfléchir directement d’une manière interdisciplinaire.
Dans ce contexte, l’université, qui a des activités dans les différents domaines, apporte quelque chose par rapport à des centres de recherche qui sont plutôt orientés technologie. Par ailleurs, ceux qui ont beaucoup d’idées, ce sont les étudiants. Les jeunes savent très bien dans quel monde ils veulent vivre. Ils ont des idées assez précises de ce qu’ils veulent faire de leur propre vie et je crois qu’ils ont aussi une très bonne idée de ce qu’est une université durable en tant qu’institution. J’ai rencontré début février la délégation des étudiants et on s’est mis d’accord pour les impliquer plus dans le développement de la stratégie d’université. Je crois que ce débat intergénérationnel est absolument clé. Aucune génération n’a la vérité, mais ensemble on a de très, très bonnes idées. »
Peu de temps après votre prise de fonction, le partenariat entre l’Université et la Chambre de commerce a été reconduit pour 5 ans. Il s’est élargi à l’attraction, la rétention et le développement des compétences et talents. Pouvez-vous nous en dire plus sur les projets dans ce domaine ?
« D’une manière générale d’abord, je crois que l’université est une fabrique à talents. Non seulement on doit toujours éduquer les jeunes talents, mais on en attire au pays. J’aime bien citer l’exemple de nos thésards : nous avons actuellement 1.000 thésards pour 6.000 étudiants. Parmi ces thésards, 90% ne sont pas luxembourgeois, mais 50% restent dans ce pays. On les attire au Luxembourg et on les fidélise ici, on les retient.
Les jeunes sont intéressés par l’entrepreneuriat social, et pas juste technologique
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Avec la Chambre de Commerce, nous avons des interactions de longue date sur des thématiques comme l’entrepreneuriat, autour d’une chaire ou d’une formation. On va renforcer cela. D’une part, c’est un sujet important pour les deux partenaires. D’autre part, on constate un goût toujours grandissant des étudiants pour les différentes facettes de l’entrepreneuriat, dont de nouvelles approches : les jeunes sont intéressés par l’entrepreneuriat social, et pas juste technologique. De plus en plus d’étudiants intègrent notre pré-incubateur parce qu’ils sont intéressés par de nouvelles solutions durables. »
Quel rôle l’incubateur de l’Uni joue-t-il dans ce cadre ? Quel bilan dressez-vous pour après 6 années d’activité ?
« Notre incubateur a pour rôle d’éveiller un sens de l’entrepreneuriat auprès des étudiants. C’est d’abord un outil, dans le cadre de notre enseignement, pour aider celles et ceux qui le souhaitent à développer leur goût de l’entrepreneuriat, à rencontrer des mentors qui ont réussi à en faire leur vie.
Je pense que l’incubateur a prouvé être une activité extrêmement dynamique, qui a attiré énormément d’intérêt des étudiants. Je voudrais donc l’élargir encore beaucoup plus. C’est un bilan très positif, enthousiasmant. Cette initiative est adorée par nos étudiants. »
Comment souhaitez-vous le voir évoluer ?
« Ma vision pour les 5 prochaines années, c’est de nous élargir vers des thématiques plus sociétales, de ne pas se limiter à la technologie. Nous avons créé un certain nombre de spin-off, dont notamment Magrid. Elle a été lancée par une personne ayant fait ses études dans notre université - Tahereh Pazouki -, d’abord en computer science, ensuite une thèse en psychologie. Elle a marié les deux thématiques pour mettre en place une spin-off d’apprentissage des mathématiques pour les jeunes. Ce projet est emblématique parce qu’il lie la technologie, l’aspiration sociétale, dans un domaine interdisciplinaire et porté par une femme. J’ai constaté - et j’en suis agréablement surpris - que l’interdisciplinarité attire les femmes. Je souhaite, non pas les y aider - je ne considère pas qu’elles aient besoin d’aide-, mais certainement mettre en avant ce type d’initiatives.
Donc je souhaiterais utiliser notre incubateur pour créer des spin-off de notre recherche. C’est un axe de développement, car je souhaite attirer justement beaucoup plus de sujets interdisciplinaires, dans la durabilité, et augmenter la part de femmes dans l’entrepreneuriat. »
Le ministre Meisch a récemment annoncé la création d’un Master spécifique à l’éducation inclusive à destination des bachelors en sciences de l’éducation. Quelle place prend l’inclusion dans les programmes actuels, et futurs ?
« C’est une thématique qui prend énormément de force à l’université. Elle est partout dans nos formations en sociologie et en pédagogie. Nous avons des postes de professeurs dédiés à cette thématique et il est clair qu’elle va prendre une place beaucoup plus grande demain à travers toutes les formations. En sociologie, on a un nouveau programme qui va démarrer à la rentrée prochaine, le BFP - Bachelor en Formation Professionnelle. On va former les gens qui viennent d’autres métiers ou d’autres formations afin de devenir enseignants. Dans ce parcours aussi, les thématiques d’inclusion vont être absolument centrales. Et ensuite, à la rentrée 2024 je pense, débutera le master en éducation inclusive. »
Que fait l’université pour faciliter l’intégration des étudiants à besoins spécifiques et des étudiants internationaux ?
« Quand on parle d’inclusion, on peut rappeler qu’à l’université nous avons un public particulièrement international. Nous essayons effectivement de mettre en place beaucoup d’événements de rencontres. Nous savons qu’il faudrait en faire encore plus, parce que quasiment aucune autre université n’est aussi diverse que la nôtre, d’un point de vue culturel et linguistique. C’est une sorte de ‘superpower’ de notre université. C’est aussi un défi, d’intégrer tous ces étudiants, tous ces collègues. On passe essentiellement par la communication et par l’événement. Il y a aussi de plus en plus d’associations, de clubs mis en place par les étudiants et qui participent à cette intégration et à la vie de l’université. »
Propos recueillis par Marie-Astrid Heyde
Photos : Marie Champlon
Extrait du dossier du mois « Former pour agir »