La CEDH condamne la Suisse pour inaction climatique. Un tournant historique ?
La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu un verdict inédit. Elle condamne un État pour son manque d’action climatique. Cette victoire a été obtenue par l’association helvétique, KlimaSeniorinnen, les Aînées pour le climat Suisse.
Une décision de justice comme un coup de tonnerre. Les États européens ne sont plus à l’abri d’être poursuivis pour un manquement grave à leurs obligations climatiques. La Suisse vient d’en faire les frais.
L’inaction climatique est une violation des droits humains
La Confédération était attaquée en justice par l’association Aînées pour le climat regroupant plus de 2.500 femmes âgées de plus de 64 ans. La requête avait été déposée en novembre 2020. La justice n’aura pas trop traîné.
La Grande Chambre de la CEDH a considéré que la Suisse viole les droits humains des femmes âgées en ne prenant pas les mesures nécessaires au réchauffement climatique. La violation concerne l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, à savoir le droit au respect de la vie privée et familiale.
La Cour indique que « l’article 8 de la Convention consacre un droit à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur la vie, la santé, le bien-être et la qualité de vie ».
Selon l’arrêt rendu par la CEDH, « la Confédération suisse a manqué aux obligations [...] que la Convention lui imposait relativement au changement climatique ». La Cour fait état de « graves lacunes, notamment un manquement des autorités suisses à quantifier, au moyen d’un budget carbone ou d’une autre manière, les limites nationales applicables aux émissions de gaz à effet de serre (GES) » et reproche à la Suisse de ne pas avoir « atteint ses objectifs passés de réduction des émissions de GES ».
Elle en conclut que « les autorités suisses n’ont pas agi en temps utile et de manière appropriée afin de concevoir, élaborer et mettre en œuvre la législation et les mesures pertinentes ».
Dans le même temps, la CEDH a en revanche jugé irrecevables les requêtes de l’ancien maire écologiste de Grande-Synthe dans le nord de la France, Damien Carême, et d’un groupe de jeunes Portugais. L’irrecevabilité de ces deux affaires ne remet pas en cause leurs fonds, mais davantage leurs formes. La Cour refuse en effet aux requérants le statut de « victimes potentielles » ou rejette la saisine portugaise, car on doit au préalable avoir épuisé tous les recours nationaux. Ce n’était pas le cas.
Mais le plus important subsiste : la CEDH s’est donc déclarée de facto comme compétente pour juger la responsabilité climatique. Le coupable sera désigné. Et la passivité sera aussi une responsabilité.
« Ce n’est que le début en matière de contentieux climatique », a prévenu la militante suédoise Greta Thunberg, venue à Strasbourg apporter son soutien aux plaignants.
Une jurisprudence des contentieux climatique
« Pour la première fois, une Cour de Justice internationale spécialisée dans les droits humains a validé une requête concernant la protection du climat et liée aux libertés fondamentales. » C’est le constat plein d’espoir fait par Greenpeace, soutien opérationnel et financier des Ainés pour le climat Suisse dans leur procédure judiciaire.
L’ONG poursuit en voyant dans ce verdict, la confirmation juridique que « l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des vagues de chaleur liées au réchauffement climatique représente un danger réel et sérieux pour la santé et la vie privée des femmes âgées [...] et qu’il existe un lien entre ces effets néfastes et les mesures mises en œuvre par la Suisse dans sa politique climatique ».
C’est la validation institutionnelle du consensus scientifique établi, l’enjeu climatique est une urgence au regard de ses effets nocifs pour la santé.
Dans son arrêt, la Cour fait mention de la réalité scientifique du risque climatique ainsi que des travaux du GIEC et de leur qualité. C’est un acte fondateur.
Par ailleurs, la CEDH reconnaît aussi la légitimité des associations à porter des actions en justice. Ce qui ouvre la porte à de nombreuses autres associations à travers l’Europe.
Enfin, par-delà le cas suisse, la CEDH affirme en filigrane que tous les États signataires de la Convention européenne des droits de l’homme sont condamnables en cas d’irresponsabilité climatique. Ils se sont engagés à agir et ils ont l’obligation de le faire vis-à-vis de la santé de leurs populations. Une porte ouverte pour les défenseurs du climat. Les 46 États membres du Conseil de l’Europe sont ainsi gentiment sommés de passer à l’action.
L’arrêt stipule encore que la politique climatique des États ne peut se restreindre à de grands objectifs mais doit se doter d’un arsenal de droit complet s’agissant des moyens pour les atteindre. Ce qui impose entre autres de quantifier et de réduire les émissions de GES au moyen d’un budget carbone.
Quelles seront les suites de l’affaire ?
La Suisse est condamnée à verser 80.000 euros à l’association des Aînées pour frais de justice et a l’obligation juridique de mettre en œuvre cet arrêt. Il faudra donc considérer quelles seront les mesures concrètes prises par Berne pour endosser ses responsabilités. C’est au Comité des ministres du Conseil de l’Europe que revient la charge de surveiller l’exécution de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme.
Les remous internes ne se sont pas fait attendre. L’UDC (Union démocratique du centre), la droite radicale, premier parti helvétique, a déjà demandé en réaction que la Suisse quitte le Conseil de l’Europe, faisant notamment valoir l’exemplarité de son pays en matière de réduction de ses émissions de CO2.
Martina Holbach, chargée de campagne pour Greenpeace Luxembourg a préféré déplacer les enjeux locaux à de plus globaux : « cette décision ne s’arrête pas à Strasbourg. Cet arrêt fait date dans l’histoire des litiges climatiques partout sur la planète. L’ensemble des États membres du Conseil de l’Europe, y compris le Luxembourg, pourraient être invités par leurs citoyens et citoyennes à revoir leur politique climatique sur la base des principes de la Cour pour sauvegarder les droits humains et même, si nécessaire, à les renforcer ».
L’histoire des Aînées pour le Climat pourrait connaître de nouvelles avancées de droit international puisqu’elle sera portée devant la Cour internationale de Justice de la Haye au sein de laquelle se tiendront des auditions sur la responsabilité climatique de tous les gouvernements.
La justice climatique ne fait que balbutier, mais dorénavant, il y a un avant et un après.
Par Sébastien MICHEL
Photos : © Shervine Nafissi / Greenpeace