« Le silence a souvent été confondu avec la neutralité »

« Le silence a souvent été confondu avec la neutralité »

25 ans après l’obtention du Prix Nobel de la Paix, Médecins Sans Frontières (MSF) est témoin de l’échec de la communauté internationale à protéger les civils et à empêcher les violations du droit international humanitaire.

La section luxembourgeoise de MSF marque cet anniversaire en partageant les souvenirs et les sentiments de ceux qui ont vécu ce moment historique, en confrontant les défis d’hier à ceux d’aujourd’hui.

Le 10 décembre 1999, James Orbinski, président international de Médecins Sans Frontières (MSF), acceptait le prix Nobel de la Paix décerné à l’organisation à Oslo, en Norvège. Dans son discours il dénonçait les bombardements indiscriminés que l’armée russe perpétrait depuis des mois contre la population civile en Tchétchénie et en particulier à Grozny. Aujourd’hui, 25 ans plus tard, le constat de l’époque n’a malheureusement pas changé : la communauté internationale échoue toujours à protéger les civils et à défendre le droit international humanitaire.


« Si les conflits et les guerres sont des affaires d’État, les violations du droit humanitaire, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité nous concernent tous et chacun d’entre nous »

James Orbinski, Oslo, 1999

« Ce prix est une reconnaissance du travail de ces presque 30 dernières années, accompli par des milliers de gens qui se sont engagés bénévolement. Et c’est certainement un encouragement à continuer », confiait Dr Romain Poos, alors Président de MSF Luxembourg, lors d’une interview donnée à RTL le 15 octobre 1999. « Nous intervenons généralement là où la politique a échoué, un signal d’alarme qui met en avant une situation pour faire réagir la politique. Mais la plupart du temps, la politique est assez impuissante face à la situation. Et je pense que cela représente aussi effectivement une obligation, pour nous, de continuer à assurer une haute qualité de travail à l’avenir », continuait-il, avant d’ajouter : « Nous étions tous fiers ce 15 octobre 1999 lorsque vers 11 heures du matin la nouvelle est tombée : MSF recevra le dernier Prix Nobel de la Paix du siècle. »

Pour Astrid Scharpantgen, alors Vice-présidente de la section luxembourgeoise, ce prix est l’occasion de gratter une plaie toujours vive : interrogée à l’époque sur l’impact que le Nobel pourrait avoir sur le travail de l’organisation, Astrid souhaitait « que cette récompense donne à Médecins sans Frontières l’élan nécessaire pour qu’elle parle d’une seule voix au niveau international ». « L’aide humanitaire a beaucoup changé », explique Astrid Scharpantgen, qui est partie pour la première fois sur le terrain en 1986 en sa qualité d’infirmière. « À l’époque [avant 1999], nous étions très naïfs », ajoute-t-elle, précisant qu’aujourd’hui, l’on parle « d’espace humanitaire », et que la politique a pris une place prépondérante qui complique parfois l’aide humanitaire, alors que « notre priorité est d’aider les gens ».

Astrid Scharpantgen et Rony Zachariah, ex Directeur de de l’Unité luxembourgeoise de Recherche Opérationnelle (LuxOR) et actuellement membre associatif de MSF Luxembourg, ont eu l’honneur de représenter la section lors de la remise de la prestigieuse récompense le 10 décembre à Oslo.

« J’ai eu le privilège de faire partie de ceux qui sont allés le recevoir [le prix Nobel] au nom de MSF. C’était un moment d’humilité. Mais aussi un moment de reconnaissance internationale. Quand j’y repense, 25 ans plus tard, je me dis que MSF n’a jamais été une affaire de prix ou d’accolades. C’est une question d’humanité. », se remémore Zachariah.

« En tant que MSF, nous ne devons jamais hésiter à être le coeur et la voix des personnes qui souffrent. Nous ne devons jamais non plus ignorer les voix de notre propre personnel MSF qui est confronté à des souffrances inimaginables. Ils en sont les témoins, en particulier aujourd’hui, par exemple, dans des circonstances de génocide. Nous en avons vu beaucoup, et nous avons vu la Yougoslavie. Et maintenant, ce qui se passe à Gaza. MSF doit prendre position sur ces questions. Il ne s’agit pas de prendre une position politique. La neutralité politique de MSF n’est jamais égale à la neutralité de conscience », affirme Zachariah.

Sonia Couprie, actuellement Coordinatrice de LuxOR, se souvient clairement de ce moment historique :
« Il y a 25 ans, mon mari et moi travaillions tous les deux au bureau de coordination de MSF en Indonésie. C’est d’ailleurs Marie-Eve, la cheffe de mission, qui est allée recevoir le prix à Oslo au nom de MSF. Je me souviens du sentiment de joie mêlé de fierté qui nous a submergés. C’était au mois d’octobre. Quelques jours après, ma soeur se mariait. Dans son discours, mon père était particulièrement heureux de pouvoir annoncer qu’il y avait ce jour-là 3 prix Nobel dans la pièce, nous deux ainsi que ma soeur ainée, alors membre du Conseil d’administration de MSF. »

25 ans après, « la responsabilité humanitaire n’a toujours pas de frontières »

Aujourd’hui, et avec la perspective du temps, Sonia Couprie reconnait que « MSF a beaucoup changé depuis, notamment en taille, ce qui la rend parfois un peu moins “souple” ».

« Toutefois, un autre changement fait avancer MSF dans le bon sens : c’est la plus grande diversification au sein des équipes MSF, particulièrement sur le terrain. Enfin, le programme qui a été créé grâce au prix Nobel (Access Campaign) a permis de faire avancer considérablement les choses au niveau de la perception, des politiques et des pratiques en matière d’accès aux médicaments essentiels et MSF a été un leader incontestable dans cette démarche, qui a toute mon admiration. », rajoute-t-elle.

Il y a quelques années, Dr Romain Poos a confié que le Nobel « consacre surtout le passé » de MSF. En effet « l’enthousiasme des premières années a fait place depuis la dernière décennie à un sentiment généralisé de déception tant l’action humanitaire en général a sombré dans une crise profonde. L’espace humanitaire que nous revendiquons pour déployer notre action se rétrécit à vue d’oeil. »


25 ans après l’obtention du prix Nobel, les conflits sont de plus en plus nombreux et leurs conséquences de plus en plus dévastatrices pour la population. Selon l’Institut pour l’Économie et la Paix (IEP), le nombre de conflits a atteint son plus haut niveau depuis la Seconde Guerre mondiale, avec 56 guerres et 92 pays impliqués.

Aujourd’hui, les attaques contre les soins de santé atteignent des sommets historiques. Selon la Coalition de protection de la santé dans les conflits, 2023 a marqué la plus forte augmentation mondiale jamais enregistrée d’attaques contre les soins de santé, avec plus de 2 500 incidents. Depuis 2015, MSF a perdu au moins 32 de ses travailleurs lors d’attaques directes contre ses installations.


« [Le droit humanitaire] établit les droits des victimes et des organisations humanitaires et détermine la responsabilité des États d’assurer le respect de ces droits et de sanctionner leur violation en tant que crimes de guerre. Aujourd’hui, ce cadre est clairement dysfonctionnel »

James Orbinski, Oslo, 1999

De plus en plus, l’assistance humanitaire est l’une des victimes des conflits, avec des conséquences dévastatrices pour la population civile. Nous assistons malheureusement chaque jour à une profonde érosion de la protection des soins de santé et du principe même de distinction entre civils et combattants.

Dr Rony Zachariah : « La position de MSF est aujourd’hui très claire quant à ce que nous devons faire. Nous ne pouvons pas rester silencieux lorsque nous assistons à des atrocités contre des êtres humains et, surtout, lorsque nous voyons des États silencieux, et en particulier lorsque des crimes incroyables contre l’humanité sont commis.

Aujourd’hui, plus que jamais, MSF doit s’assurer qu’il n’y a pas de conflit d’intérêts, et qu’elle n’est pas du mauvais côté de l’histoire.

Plus que jamais, nous devons faire preuve de transparence et réaffirmer notre identité. Nous devons nous efforcer de gagner la confiance des gens qui nous regardent.

25 après, nous devons être capables de nous exprimer là où c’est le plus important. Nous devons agir pour défendre la dignité humaine, où qu’elle se trouve. Et si nous cessions de le faire, je pense que nous commencerions à trahir ce que nous sommes vraiment.

Et la raison même de la création de MSF. »

Communiqué par Médecins Sans Frontières

Contribution partenaire in4green
Publié le lundi 23 décembre 2024
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