Rentrée 2024 : place à l’action !
La pause estivale, avec ses instants suspendus, est idéale pour porter un regard plus distancé sur l’actualité mondiale, européenne et nationale, et ainsi nourrir de nouvelles réflexions. Carlo Thelen partage celles que la situation économique actuelle lui inspire.
Économie mondiale : le contexte géopolitique reste tendu
Les tensions géopolitiques continuent de peser sur l’activité économique. La guerre entre Israël et le Hamas se poursuit et la crainte d’un élargissement aux pays voisins reste forte. L’affrontement entre la Russie et l’Ukraine s’éternise, sans oublier les tensions entre les États-Unis et la Chine sur fond de campagne électorale présidentielle américaine. En outre, les statistiques publiées début août aux États-Unis ont déçu. L’augmentation du chômage de près de 1 point en dix-huit mois (désormais à 4,3%) et le recul important de l’indice d’activité manufacturière ISM (de 48,5 à 46,8 en juillet) ont suscité la panique des marchés financiers et fait craindre une récession. En Chine, le net ralentissement du PIB (+0,7% au 2e trimestre, contre +1,1% anticipé) s’inscrit dans un contexte de crise du secteur immobilier, de dettes des municipalités et de faibles investissements du secteur privé. La contraction de l’indice des directeurs d’achat (PMI) [1] en juin et juillet indique que la deuxième économie mondiale peine à retrouver son élan depuis fin 2022 et la fin des restrictions contre la pandémie de Covid-19.
Des incertitudes politiques à court et moyen termes touchent un nombre croissant de pays. Cela inquiète à la fois les observateurs politiques, mais aussi les investisseurs, qui redoutent une instabilité accrue (ce qui se reflète actuellement sur les marchés boursiers) et un environnement d’affaires moins favorable, perturbant les perspectives économiques à long terme.
La dégradation des relations commerciales entre la Chine et les États-Unis n’est pas nouvelle mais elle est spectaculaire. Les deux pays s’affrontent à coup de taxes douanières sur des produits stratégiques tels que les véhicules électriques, les panneaux solaires et les semi-conducteurs, mais aussi d’initiatives protectionnistes comme l’Inflation Reduction Act (IRA) des États-Unis.[2] Les importations des États-Unis en provenance de la Chine sont en nette baisse, se chiffrant à 29,9 milliards de dollars par mois, alors qu’elles dépassaient les 40 milliards de dollars il y a un an. L’Union européenne, a priori adepte du libre-échange, cherche sa voie face au retour du protectionnisme. Dans le but de dynamiser son activité économique, elle a décidé à son tour d’adopter des hausses tarifaires sur les importations. Depuis le 5 juillet, elle applique des droits de douane sur les véhicules électriques produits en Chine. La mesure est conservatoire à ce stade, une décision définitive devant être prise en novembre. En représailles, Pékin a décidé d’entamer des procédures pour appliquer des droits de douane sur la viande de porc et les produits laitiers provenant de l’Union européenne. Nul ne sait où nous mènera cette spirale protectionniste.
Économie européenne : évolution mitigée et absence de dynamique
Malgré des signes de reprise, le climat économique européen reste fragile et incertain. Si l’augmentation du PIB corrigé des variations saisonnières de 0,3% aux 1er et 2e trimestres 2024 (par rapport aux trimestres précédents) en Zone euro confirme la relance initiée en début d’année, les performances divergent entre pays membres. Nouveau moteur de la zone euro, l’Espagne enregistre une croissance de +0,8% aux 1er et 2e trimestre, soutenue par l’évolution dynamique de la consommation des ménages, des investissements et la hausse des exportations (en particulier des services). Mais les performances de l’Espagne ne suffiront pas à compenser la baisse de régime de l’Allemagne, laquelle voit son PIB reculer de 0,1% au 2e trimestre, après une hausse de 0,2% en début d’année. L’activité y stagne dans l’industrie et la construction, et la consommation est encore hésitante, malgré le reflux de l’inflation. Le commerce extérieur, traditionnellement une composante importante du PIB allemand, continue de souffrir. Avec un taux de croissance de +0,3% sur les deux premiers trimestres de 2024, la France et la Belgique se situent dans la moyenne européenne[3]. En résumé, on parle davantage de stagnation que de croissance.
Luxembourg : un attentisme dangereux ?
Dans ce contexte économique international difficile, comment se porte l’économie luxembourgeoise en cette rentrée 2024 ? Et quelles sont les perspectives attendues pour l’année prochaine ? À en croire les principaux indicateurs conjoncturels – l’inflation, la croissance et le chômage –, ainsi que les indicateurs de confiance, on pourrait parler d’une situation en « demi-teinte ». Le STATEC parle même de « climat moins porteur qu’escompté » dans son dernier Conjoncture Flash.
Niveau inflation, une inversion de tendance a été observée depuis juin, où elle est (enfin) passée sous le niveau de celle de la Zone euro. Une première depuis octobre 2023. Ainsi, le taux d’inflation annuel se situait à 1,7% (indice « hors soldes ») en août, contre 2,2% estimés dans la zone euro. Le pays a donc atteint le fameux objectif de 2% d’inflation tant plébiscité par la BCE, bien que l’inflation « sous-jacente » (donc hors produits énergétiques et alimentaires) se situe encore à 2,3%, contre 2,0% en juillet. Malgré ce ralentissement, les prévisions tablent sur une prochaine indexation des salaires au dernier trimestre de cette année, avec son impact négatif sur la compétitivité et la rentabilité des entreprises luxembourgeoises, en particulier des PME exportatrices. Dans l’ensemble, le taux d’inflation devrait s’établir à +2,3% en 2024, puis à 2,6% en 2025 selon le STATEC, après les quelques +3,7% connus en 2023.
Niveau croissance, celle-ci reste modérée et en deçà de celle connue en 2023. Au 1er trimestre 2024, le PIB en volume a connu une hausse de 0,5% par rapport au trimestre précédent. Tout comme en zone euro, une phase de reprise semblerait amorcée. La léthargie de l’économie allemande et européenne dans son ensemble laisse toutefois craindre des répercussions sur notre économie. Pour l’ensemble de l’année 2024, le STATEC anticipe une croissance du PIB de 1,5%. Rappelons toutefois que le budget de l’Etat 2024 avait été établi selon une hypothèse de croissance de 2% pour cette année. Si cette contre-performance devait se confirmer, elle entraînerait des conséquences budgétaires en termes de moins-values de recettes. On sera de toute évidence loin des 3% de croissance, le taux moyen enregistré par notre pays depuis 1995.
Niveau chômage, celui-ci est en hausse continue, à 5,8% en juillet, bien qu’il se maintienne en dessous des 6,4% de la zone euro. A cela s’ajoute le recul de l’emploi frontalier allemand (-0,5% entre fin 2023 et mai 2024 selon le STATEC) et belge (-0,2%). Une tendance inquiétante, au vu du besoin de main-d’œuvre grandissant, nécessaire à la croissance du pays dans les prochaines années, voire décennies. Il est important pour le Gouvernement de garder en tête que la main-d’œuvre frontalière est particulièrement sensible aux évolutions conjoncturelles, mais également aux conditions que peut lui offrir le Luxembourg (mobilité, télétravail, infrastructure…). En parallèle, un ralentissement marqué de la dynamique du marché du travail luxembourgeois peut être observé : le taux de création d’emplois ne devrait être que de +1,3% en 2024, puis de +1,7% en 2025. Bien loin des +3,1% en moyenne depuis 1995, avec des répercussions évidentes sur le financement de notre système de pensions.
Niveau confiance, le STATEC note que les indicateurs de juillet montrent qu’elle a de nouveau tendance à se détériorer, en particulier dans l’industrie, le commerce de détail et les services non financiers, et ce alors qu’un certain optimisme était palpable en début d’année. Il est vrai que la confiance des chefs d’entreprises est sérieusement affectée par les inquiétudes en matière de rentabilité. Rappelons que le Baromètre de l’Economie du 1er semestre 2024 de la Chambre de Commerce, montrait que 34% des entrepreneurs craignaient une baisse de leur rentabilité dans les 6 mois à venir, en particulier les secteurs du commerce (33%) et de la construction (43%). Les entreprises du secteur de la construction ne sont pas encore sorties de la tempête. Même si l’on note un léger regain de confiance ces derniers mois, elles restent bien plus pessimistes qu’il y a encore 2 ans et demi. Malgré des demandes de crédits qui repartent à la hausse depuis le début de l’année – après 3 années de baisse – le secteur de la construction a connu un recul de son emploi salarié de 4,7% en un an au 1er trimestre. C’est le secteur enregistrant le plus de pertes d’emplois au Luxembourg. Espérons que le paquet de relance « logement » adopté par le Gouvernement avant l’été puisse montrer ses effets dans les mois à venir.
Budget de l’Etat 2025 : générateur de confiance ?
Pour reprendre confiance, les entreprises ont besoin de se sentir épaulées, accompagnées, stimulées par l’action gouvernementale. Le budget 2025, qui sera présenté le 9 octobre 2024, sera l’occasion, pour le gouvernement en fonction depuis moins d’un an, d’envoyer des signaux clairs et de restaurer la confiance des acteurs socio-économiques. Nous attendons de la détermination, de la responsabilité et de l’ambition.
De la détermination dans la volonté de moderniser l’appareil d’Etat d’abord. Parmi les choix du nouveau Gouvernement, figure une réduction des impôts pour les particuliers et les entreprises[4]. Mais une question brûlante demeure : quelles seront les répercussions sur les recettes fiscales ? Le Gouvernement parie sur une relance de l’investissement des entreprises et de la consommation des ménages pour stimuler la croissance et, par ricochet, générer de nouvelles recettes fiscales. Pourtant, la Chambre de Commerce, dans son avis sur le budget 2024[5], a exprimé des réserves : cela pourrait ne pas suffire. Afin de restaurer les marges de manœuvre budgétaires indispensables pour affronter les futurs chocs économiques, il est impératif de mieux maîtriser les dépenses, notamment celles considérées comme rigides. L’évolution de ces dépenses est particulièrement inquiétante. Dans le budget 2024, le Gouvernement a clairement exprimé sa détermination à contenir la progression de la masse salariale, en limitant son augmentation annuelle à 5% en 2026 et 2027. Cela passera nécessairement par la digitalisation et l’optimisation de l’efficacité administrative. C’est a priori une bonne nouvelle pour les entreprises, cette ambition répondant à l’aspiration de simplification administrative exprimée par les entrepreneurs. Cette maîtrise des dépenses rigides est d’autant plus indispensable que d’autres dépenses « contraintes » sont inexorablement amenées à augmenter dans les années à venir. C’est le cas des dépenses de défense qui vont doubler d’ici 2030, pour respecter nos engagements vis-à-vis de l’OTAN. Charge au gouvernement de faire de cet effort une opportunité économique, en misant notamment sur les investissements « dual-use », qui auraient une portée à la fois militaire et civile. C’est aussi le cas de nos dépenses en matière de pensions. Cette rentrée sera d’ailleurs l’occasion d’ouvrir la grande concertation promise par le Premier ministre sur le sujet.
De la responsabilité dans la gestion des deniers publics, ensuite. Dans un monde où les risques sont aussi nombreux, notre pays doit miser sur ce qui a fait sa force : la stabilité et la fiabilité. Ces dernières années, face aux crises, il a eu un recours massif à l’endettement. Il est temps de stopper cette dangereuse dynamique de la dette. Fin 2024, la dette publique du Luxembourg devrait atteindre 22,3 milliards d’euros, soit 26,5% du PIB, selon le budget 2024. Bien que cet endettement soit nettement inférieur à celui d’autres pays européens, comme la Grèce (159,8%), l’Italie (137,7%), ou encore la France (110,8%), l’évolution de cette dette est préoccupante. En 2007, elle ne représentait que 8,1% du PIB. Si la croissance était moins soutenue qu’anticipé, le seuil symbolique des 30% du PIB pourrait être franchi dès 2027, un seuil au-delà duquel la dette commence à devenir coûteuse et inquiétante pour les investisseurs.
De l’ambition, enfin, pour accompagner nos entreprises dans la double transition environnementale et digitale et ainsi transformer notre économie. En matière de lutte contre le réchauffement climatique, le Gouvernement s’est déjà engagé à augmenter les dépenses annuelles de 722 millions d’euros en 2023 (0,89% du PIB) à 922 millions d’euros en 2027 (0,94% du PIB). Reste à savoir comment ces fonds seront déployés de manière stratégique. Il est absolument crucial d’utiliser ces moyens de manière plus ciblée et sélective que par le passé.
Concernant la transition digitale, il faudra être attentif à l’allocation des investissements dans l’intelligence artificielle. Le Luxembourg, qui a bâti sa prospérité sur des activités hautement productives, est aujourd’hui confronté à une stagnation de sa productivité, affectant sa compétitivité et sa croissance. Petit à petit, le pays perd l’avantage compétitif dont il s’était doté dans la deuxième moitié du XXe siècle, rattrapé par des économies (parmi lesquelles certaines avaient également un niveau de productivité déjà élevé) qui ont su mieux que lui repousser les frontières technologiques pour doper leur productivité. L’intelligence artificielle pourrait être le carburant tant attendu pour relancer un nouveau cycle productif et revitaliser l’économie. A l’inverse, un retard dans l’adoption de cette technologie serait désastreux car il relèguerait durablement l’économie luxembourgeoise. Le gouvernement a fixé un cap : positionner le Luxembourg comme un leader de l’économie des données. Pour y parvenir, le pays devra repenser son éducation, sa formation, attirer de nouveaux talents et inciter les entreprises à transformer leurs modes de production et d’organisation. Il s’agit là d’un enjeu transversal. Le secteur financier, qui contribue à près de 25% de la valeur ajoutée brute au Luxembourg, doit être en première ligne. Il me semble également très important d’offrir un accompagnement particulier aux PME dans cette transformation. Dans l’économie non-financière, celles-ci représentent 64,3% de la valeur ajoutée créée au Luxembourg alors que la moyenne européenne est de 53,1%[6]. Sans les PME, le Luxembourg ne pourra pas réussir sa transition numérique.
Puisque cette pause estivale a été marquée par les Jeux de Paris, en cette rentrée, pour relever les défis économiques qui se présentent à nous, soyons inspirés par la devise olympique : « Citius, Altius, Fortius – Communiter », Plus vite, plus haut, plus fort – ensemble.
Texte préalablement publié sur le blog de Carlo Thelen.
[1] L’indice PMI (ou Purchasing Managers’ Index) est un indicateur économique utilisé pour évaluer la santé du secteur manufacturier, des services et de la construction d’un pays. Il est issu d’enquêtes envoyées à des directeurs d’achats maîtrisant les opérations de l’entreprise, mais aussi la situation des marchés pour les fournitures et la vente de leurs produits et services. Un résultat supérieur à 50 indique un développement économique ; un chiffre inférieur à 50, une contraction.
[2] Cette législation, qui favorise massivement l’industrie nationale américaine, prévoit des subventions qui s’élèvent à 369 milliards de dollars sur dix ans, incluant des crédits d’impôts, pour les entreprises investissant dans les véhicules électriques et autres technologies vertes.
[3] Données d’Eurostat.
[4] Voir le discours sur l’état de la Nation
[5] https://www.cc.lu/avis-legislation/detail/pl-budget-de-letat-pour-lexercice-2024
[6] Source : SME Fact Sheet 2024