Quels sont les meilleurs leviers pour orienter les flux de capitaux vers des activités vertueuses ? Comment impliquer davantage les investisseurs vers le financement durable ?
Depuis quelques années, les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (dits ESG) ont été placés au premier plan de l’agenda réglementaire dans tous les secteurs.
Dans le fonctionnement des marchés financiers, il s’agit d’adopter des mesures pour permettre à ce que le système financier contribue aussi à la mise en œuvre de l’Accord de Paris sur le climat et du Programme des Nations Unies de développement durable à l’horizon 2030. La transition vers une économie durable nécessite en effet des investissements massifs qui ne pourront pas être supportés uniquement par de l’argent public : son financement par des investisseurs professionnels et privés est indispensable.
Le public a donc également son rôle à jouer, et si, l’intérêt est manifeste, comme le montre un sondage, mandaté entre autres par la CSSF en 2022 , il est tout aussi manifeste que la finance durable est un sujet que le grand public a du mal à cerner (sondage grand public sur la finance durable : intérêt pour le sujet, mais besoin d’être mieux informé – CSSF).
Pour à la fois orienter les flux de capitaux vers des activités vertueuses et durables et sensibiliser les investisseurs, le cadre réglementaire s’articule autour de 4 piliers que l’on peut sommairement résumer ainsi :
- un système de classification des activités, afin de définir celles qui sont durables (c’est ce qu’on appelle taxonomie) ;
- des obligations de publication d’informations par les entreprises financières et non financières, pour renforcer la transparence des informations fournies aux investisseurs ;
- l’intégration des aspects liés à la durabilité dans les outils traditionnels de gestion des risques et de gouvernance des entités ;
- la création d’un cadre pour permettre aux investisseurs d’identifier et d’exprimer leurs préférences pour des investissements qui respectent certains critères en matière de durabilité.
Tous ces éléments fondateurs, dont nous travaillons à la mise en œuvre depuis 2021, visent à améliorer la fiabilité et la comparabilité des informations sur la durabilité, mitigeant ainsi les risques d’écoblanchiment pour assurer la confiance non seulement des investisseurs mais aussi de toutes les parties prenant dans une finance qui intègre les facteurs de durabilité.
Depuis 2018 et le plan d’action de l’UE pour la finance durable, quel est, selon vous, le chemin parcouru et celui restant à parcourir ?
La finance verte fait partie du Green Deal de l’Union européenne (ou Pacte Vert européen) publié le 11 décembre 2019, qui est une stratégie très ambitieuse et qui a pour but d’atteindre les objectifs que le monde s’est donnés dans le cadre de l’accord de Paris, entré en vigueur en novembre 2016. S’en est suivi un calendrier réglementaire assez serré.
Depuis 2021 nous avons vu se mettre en place les éléments constitutifs du cadre réglementaire applicable à la finance durable que j’ai rappelé plus haut, à un rythme plutôt soutenu. Jamais auparavant des lignes politiques n’avaient été transformées en règles applicables aussi rapidement, notamment parce que les dates cibles de 2030, 2035 et 2050 sont très rapprochées.
Mais tous les travaux initiés depuis 2021, comme ceux qui restent à entreprendre, démontrent que l’intégration de la durabilité et des risques liés à la durabilité en tant que facteurs clés des stratégies financières est un objectif à long terme, et qu’un changement profond est en train de s’opérer.
Aussi si une partie conséquente du travail législatif a déjà été formalisée au niveau européen, une grande partie de la mise en œuvre se poursuivra en 2023, et le secteur financier devra poursuivre ses efforts pour atteindre les objectifs que l’Europe s’est fixés. Même si de nombreux aspects restent encore à clarifier ou à ajuster, notamment en vue d’une approche européenne harmonisée, on ne peut pas nier que l’Union européenne prend ses responsabilités face à l’importance des enjeux complexes auxquels nous devons faire face.
Quelles sont les mesures mises en œuvre pour certifier et fiabiliser la véritable durabilité de produits financiers ? Comment informer au mieux les investisseurs de la pertinence de leurs produits financiers durables ?
Comme je l’ai déjà rappelé, l’ensemble du cadre réglementaire vise notamment à améliorer la fiabilité et la comparabilité des informations sur la durabilité qui sont fournies aux investisseurs.
On peut souligner dans ce contexte que depuis août 2022, les préférences en matière de durabilité des investisseurs doivent être prises en compte par les professionnels offrant des services de conseil en investissement et de gestion discrétionnaire.
Ces préférences doivent être prises en compte selon le processus déjà établi par les règles dites MiFID (pour Markets in Financial Instruments Directive), qui consiste à poser des questions sur la situation financière, les objectifs d’investissement, la tolérance au risque et l’expertise financière. Les institutions financières doivent connaître leurs clients et les produits qu’ils distribuent, et cette connaissance doit désormais s’étendre aux aspects ESG.
Afin que les investisseurs puissent avoir une bonne compréhension des concepts liés à la finance durable, l’éducation financière est un aspect à ne pas négliger. La finance durable est une matière relativement complexe et il est nécessaire pour les investisseurs d’en comprendre les notions clés. Cela est indispensable pour assurer un degré élevé de confiance dans le cadre réglementaire qui est en train de se mettre en place.
La CSSF joue également son rôle dans ce domaine en faisant de la finance durable un des sujets centraux de son programme d’éducation financière.
Les résultats de l’enquête mentionnée plus haut ont en effet démontré que la finance durable est un sujet difficile d’accès pour le grand public. Une campagne d’information et surtout un site dédié ont donc été conçus et lancés en début d’année 2023, avec la volonté de contribuer à une meilleure compréhension du sujet, de sensibiliser les citoyens et de les inciter à questionner l’offre de produits existants.
Pensez-vous que l’ingénierie financière soit à même de mesurer les véritables performances énergétiques et climatiques des entreprises cotées ?
Cette question est essentiellement liée à la qualité et la pertinence des informations fournies et des modèles utilisés, donc il y a une responsabilité prépondérante des émetteurs. Les autres parties prenantes peuvent également jouer un rôle pour exiger une information de qualité et veiller au risque d’écoblanchiment.
La réglementation a également toute sa place dans cette problématique notamment en fixant le cadre des informations à fournir. Ainsi, la directive sur les informations non financières (2014/95/UE) du 2 octobre 2014 (transposée à Luxembourg par la loi du 23 juillet 2016 concernant la publication d’informations non financières relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes) est la première à exiger des informations non financières incluant les sujets en relation avec l’environnement. Ces dernières années face aux attentes grandissantes en matière d’informations non financières des différentes parties prenantes et aux exigences des autres réglementations (notamment le règlement (UE) 2019/2088 sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers), les informations mises à disposition par les émetteurs ont été parfois jugées insuffisantes, peu harmonisées ou comparables.
La directive UE 2022/2464 du 14 décembre 2022 sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises, en cours de transposition au Luxembourg, a pour but de remédier à ces faiblesses en :
- étendant sensiblement le nombre d’entités soumises à la publication de ces informations ;
- élargissant et précisant les informations requises qui devront répondre à des normes adoptées par la Commission européenne (les normes ESRS développées par l’EFRAG) ;
- soumettant ces informations à l’émission d’un rapport d’assurance (assurance limitée qui devrait évoluer vers une assurance raisonnable) ;
- soumettant les informations publiées par les émetteurs au contrôle des autorités nationales compétentes.
Les premiers rapports émis par les émetteurs les plus importants seront disponibles en 2025 sur les données 2024. Une application échelonnée est prévue pour les autres entités concernées. La réglementation prévoit que ces rapports soient fournis sous un format électronique permettant un traitement informatique (cf réglementation esef), cela devrait permettre l’automatisation de leur exploitation par les analystes.
Comment lutter efficacement contre l’écoblanchiment ? Quel sont les missions de la CSSF dans cette lutte ?
Comme je vous le disais, l’intégration de l’ensemble des considérations ESG dans le système existant et la responsabilisation de l’ensemble des parties prenantes sont les objectifs qui sous-tendent le cadre réglementaire applicable en matière de finance durable.
Cette approche est aussi pertinente en matière de lutte contre l’écoblanchiment, qui est une problématique transverse qui ne peut pas être appréhendée par un seul biais.
Il y a en ce moment un gros travail engagé au niveau européen et auquel la CSSF contribue activement, pour arriver à définir l’écoblanchiment et mieux comprendre le phénomène, son ampleur et les risques potentiels qui y sont liés.
Ce qui se dégage pour l’instant de ces travaux, c’est qu’il faut examiner le phénomène d’un point de vue multidimensionnel, car les causes de l’écoblanchiment sont multiples et peuvent impliquer ou affecter un large éventail d’acteurs, pas seulement les consommateurs, et ce, à tous les niveaux de la chaine.
Une fois posé un tel constat, la prise en compte des risques ESG et autres facteurs de durabilité dans les stratégies, les dispositifs de gouvernance et les processus internes des entités surveillées apparait comme essentielle, non plus seulement pour assurer la résilience du secteur financier face aux changements climatiques et aux risques de transition, mais également pour mitiger les risques d’écoblanchiment.
Ainsi la CSSF attend de la part des acteurs qu’ils intègrent les facteurs ESG aux différents niveaux de leurs organisations. Les transformations profondes auxquelles doivent faire face les entités surveillées rendent nécessaire l’instauration des structures de gouvernance adaptées aux enjeux actuels.
De la même façon, nous avons entrepris l’intégration des aspects ESG dans l’approche de supervision et les outils de surveillance de la CSSF, avec comme objectif l’accompagnement de la transition du secteur financier et de ses acteurs.
Dans cette optique, la CSSF a identifié et récemment communiqué un certain nombre de priorités de supervision dans le domaine de la finance durable.
Ces priorités s’articulent naturellement autour des éléments fondateurs du cadre réglementaire dont elles visent à accompagner une mise en œuvre cohérente, tout en tenant compte de sa complexité.
Quel est le poids de l’Europe dans le développement d’une transparence au niveau mondial ? Quel rôle le Luxembourg a-t-il à jouer ?
La position importante qu’occupe le Luxembourg dans le monde financier lui confère un rôle clé pour accompagner la transition du secteur financier. La redistribution du capital vers des investissements durables représente une opportunité pour le Luxembourg de contribuer de manière distincte au financement privé du Green Deal de l’Union européenne et à la durabilité de manière générale.
Cette ambition est aussi mise en avant dans la Luxembourg Sustainable Finance Roadmap, qui souligne également la dimension internationale du secteur luxembourgeois.
Cette dimension internationale trouve toute son importance en matière de finance durable, puisque comme vous le soulignez, la finance durable, de part sa portée globale, appelle une approche harmonisée, car seule une réponse collective pourra permettre de lutter efficacement contre l’urgence climatique et de prendre en compte de manière efficace les enjeux de durabilité.
De ce point de vue, la collaboration, au niveau européen d’abord, mais aussi au niveau international est fondamentale, et la CSSF assure une représentation active du secteur luxembourgeois auprès des forums internationaux et européens en charge du développement et de l’harmonisation des exigences liées à la finance durable, notamment via sa participation aux groupes de travail de la Commission européenne et des autorités européennes de surveillance, ainsi qu’aux groupes de travail internationaux tels que le NGFS, le Comité de Bâle et l’OICV.
La CSSF coopère aussi avec les autres autorités compétentes afin de partager les expériences et pratiques de surveillance en matière de lutte contre l’écoblanchiment. Mieux comprendre le phénomène de l’écoblanchiment pour pouvoir le circonscrire et en assurer une surveillance harmonisée au sein de l’Union européenne est une étape clé vers la création d’un environnement de confiance pour toutes les parties prenantes.
Propos recueillis par Sébastien MICHEL
Photo : CSSF