La décroissance pour lutter contre « l'obésité écologique » du Luxembourg

La décroissance pour lutter contre « l’obésité écologique » du Luxembourg

Pour célébrer ses 20 ans d’existence, le Conseil Supérieur pour un Développement Durable a invité le chercheur spécialiste en macroéconomie écologique Timothée Parrique à présenté sa théorie de la décroissance. Dans un pays comme le Luxembourg, le concept pourrait trouver de l’écho.

« La décroissance est une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique, planifier démocratiquement, dans un esprit de justice sociale et dans le soucis du bien-être. » C’est ainsi que Timothée Parrique définit la décroissance, un concept sur lequel il travaille depuis plusieurs années en tant que chercheur et économiste doté d’un fort penchant pour les questions écologiques.


« La décroissance, c’est une stratégie pour des pays qui sont en situation d’obésité écologique, le Luxembourg malheureusement est un bon candidat. C’est un territoire où l’empreinte écologique est très supérieure à la biocapacité et où la croissance du PIB par habitant est décorrélée des indicateurs de qualité de vie. »

Timothée Parrique, chercheur et macroéconomiste

Comme tout phénomène de contraction économique, cette stratégie mène à une baisse du PIB pour le pays qui la met en œuvre. « Ce qui différencie cette décroissance, qualifiée de ’soutenable et conviviale’, d’autres chocs répressifs sont ses quatre caractéristiques : la durabilité, la planification démocratique, l’esprit de justice sociale et pour finir, le souci du bien-être. »

  • Durabilité : « Parce que la réduction de la production et de la consommation a pour objectif d’alléger l’empreinte écologique. Pour y arriver, il faut cibler les biens et les services qui alourdissent énormément cette empreinte écologique. »
  • Planification démocratique : « Si on doit faire décroître une économie, il faut choisir ce que l’on va moins produire et ce qu’on va moins consommer. Ce sont des choix complexes dans une économie moderne, mais qu’il faut réussir à faire. Certains pays s’impose un budget carbone annuel, ce qui veut dire qu’ils doivent choisir. »
  • Justice sociale : « Il faut aussi décider à qui sera attribué ce budget carbone. Aujourd’hui, les personnes faisant partie des 10% les plus riches sont à l’origine de la moitié des émissions globales de CO₂. On a un problème de partage. Par exemple, Madagascar est un pays avec énormément d’insuffisance sociale, il doit pouvoir utiliser plus d’énergie et de ressources pour se développer. Mais pour cela, il faut qu’elles soient disponibles. »
  • Soucis du bien-être : « Dans la stratégie de décroissance, on cible les biens et les services les plus polluants, ainsi que ceux dont on pourrait se passer le plus facilement. C’est aussi un arbitrage en termes de bien-être et de satisfaction des besoins. »

Innover, mais aussi exnover

La décroissance va donc plus loin que la croissance verte, même si les deux sont complémentaires. Pour les comparer, Timothée Parrique s’appuie sur le classique triptyque du GIEC : éviter, substituer, améliorer. « La stratégie de croissance verte investit beaucoup sur l’aspect d’amélioration et parfois de substitution. La stratégie de décroissance mise, elle, sur l’évitement. »

Cela veut-il dire que nous devons dire adieu à toute forme d’innovation si nous voulons tenter de freiner la crise climatique ? « L’innovation, c’est notre capacité en tant qu’humain à répondre à des problèmes et aujourd’hui, nos efforts d’innovation sont utilisés pour résoudre des problèmes d’entreprise », répond le macroéconomiste. « La décroissance, et la transition écologique en générale, répondent à des problèmes d’utilité publique. Les solutions trouvées vont donc générer des économies de carbone, mais pas forcément d’argent. »


« Pour pouvoir faire du covoiturage, il faut que quelqu’un lance un premier projet de covoiturage. Pareil pour les logiciels de téléconférence. Ce ne sont pas des innovations techniques, mais elle sont absolument nécessaires si on veut substituer ou même éviter certains déplacements, et donc des émissions. C’est ce qu’on appelle de l’innovation sociale. »

Timothée Parrique, chercheur et macroéconomiste

Il ajoute que « le débat doit aussi porter sur l’exnovation. Innover c’est faire rentrer un nouveau produit ou service sur le marché. Exnover, c’est faire sortir quelque chose. » Il cite d’abord l’exemple des voitures électriques qui sont une innovation mais qui n’ont pas exnové les véhicules thermiques. Le constat est le même vis-à-vis des énergies : « L’urgence est de sortir des énergies fossiles, pas d’avoir des sources d’énergies renouvelables. Pour l’instant, on a plutôt tendance à empiler énergies renouvelables et énergies fossiles. »

Favoriser les comportements de déconsommation

L’exnovation est une des clés pour déclencher des « comportements de déconsommation ». « En France, on pourrait par exemple facilement exnover les vols nationaux en avion pour lesquels il y a une alternative sérieuse et fiable en train. » Attention à l’effet rebond cependant, car dans cette situation « les entreprises commerciales et lucratives qui vendent des billets d’avion ne vont pas se laisser faire. Elles vont opérer de grosses réductions et au final, il y aura peut-être plus de personnes qui seront attirées par cette baisse des prix que de personnes qui auront arrêté de prendre l’avion. »

Graphique issu de l'édition 2023 de « L'environnement en chiffres » publiée par le Statec (chiffres pour le Luxembourg).
Graphique issu de l’édition 2023 de « L’environnement en chiffres » publiée par le Statec (chiffres pour le Luxembourg). - © Statec

Le spécialiste en macroéconomie écologique estime aussi que c’est aux pouvoirs publics et au législateur de prendre les mesures nécessaires, surtout au regard des produit et services qui polluent le plus, comme les voyages en avion. « Après 50 ans de débat sur le changement climatique, on n’a toujours pas interdit la publicité pour les biens et les services les plus lourds en termes d’émissions de carbone ». Pour lui, « il y a des blocages en termes d’intérêts, les projets de lois sont contrecarrés par des lobbys industriels. »

Mais réduire l’activité d’un secteur d’activité revient à réduire son besoin de main-d’œuvre. Si on reste sur l’exemple de l’aviation, « supprimer des vols va conduire à des pertes d’emploi, et les pilotes ne peuvent pas nécessairement être réaffectés comme conducteur de trains ou de bus. » Pour parer cette problématique, Timothée Parrique présente les deux principales pistes explorées dans la littérature scientifique.

Produire moins, travailler moins

La première consiste en la réduction du temps de travail. « À partir du moment où une compagnie aérienne baisse son activité de 50%, elle peut licencier la moitié de ses employés, mais elle peut aussi choisir de mettre tout le monde à temps partiel. » La deuxième potentielle solution serait la garantie d’emploi. « C’est un concept selon lequel les pouvoirs publics doivent prendre plus de responsabilités sur la formation, le réentraînement et le transfert des personnes employées dans le secteur des énergies fossiles et qui vont perdre leur travail. Il faut réussir à leur trouver un nouvel emploi dans des secteurs plus durables, en expansion ou qui n’existent pas encore. »

Presque provocateur, Timothée Parrique ajoute que pour lui, « le chômage n’est pas quelque chose de négatif. Quand il y a du chômage, ça veut dire que des compétences et des ressources humaines deviennent disponibles. Le chômage dans le secteur de la publicité aujourd’hui, c’est la meilleure nouvelle pour la transition écologique ! Ça veut dire qu’on a plein de cerveaux jeunes, créatifs et surtout disponibles pour résoudre d’autres problèmes, liés à l’écologie. »


« Nous avons pris le budget carbone maximum d’un pays et nous nous sommes posés une question : Combien d’heures de travail est-ce que chaque personne peut se permettre de travailler sans dépasser ce budget carbone ? Pour la France c’était cinq heures par semaine. »

Timothée Parrique, chercheur et macroéconomiste

L’économiste reste évidemment conscient qu’être au chômage signifie voir son pouvoir d’achat diminuer. Mais là encore, il envisage une solution : la création d’un revenu de transition écologique. « On peut facilement estimer l’empreinte écologique d’une heure de travail d’un pilote de ligne, et ensuite calculer la valeur sociale de cette empreinte en attribuant une valeur en euros au carbone. Aujourd’hui, la valeur sociale du carbone est tellement élevée qu’économiquement, on a plus intérêt à payer un salaire à tous les pilotes de lignes pour qu’ils restent chez eux, plutôt qu’ils aillent au travail pour faire voler des avions. »

Convaincre et responsabiliser le citoyen-consommateur

Pour envisager le moindre projet de décroissance, reste à faire accepter le concept par le grand public dans des pays qui ne subissent pas (encore) directement les conséquences du réchauffement climatique. « Je reprends le concept d’Hannah Arendt de ‘la banalité du mal’ (qui revient à refuser de juger la valeur morale de ces actes et de leurs conséquences, ndlr) pour parler de ‘banalité économique du mal’. C’est lorsqu’on se dit : ‘Si c’est pas moi qui prend l’avion, l’avion va voler quand même parce que quelqu’un d’autre le prendra’. »

Timothé Parrique a également présenté son travail sur la décroissance lors de la soirée-débat organisée par le CSDD pour célébrer ses 20 ans.
Timothé Parrique a également présenté son travail sur la décroissance lors de la soirée-débat organisée par le CSDD pour célébrer ses 20 ans. - © CSDD

Faudrait-il alors tout miser sur l’éducation de la jeune génération, pour qu’elle prenne conscience des conséquences écologiques de leurs actions ? « En fait, nous n’avons plus le temps », répond Timothée Parrique. « De plus, nous avons sous-estimé le phénomène de reproduction sociale, notamment au sein de la culture d’entreprise. Malgré le fait d’avoir grandi au milieu des années 2000, avec beaucoup d’informations disponibles sur la crise cimatique, certains finiront tout de même ingénieur chez Total. »

Pourtant, en adoptant des comportements plus responsables, nous pouvons bénéficier de « co-bénéfices sociaux ». « On sait qu’aujourd’hui que la viande, et surtout la viande de bœuf, alourdit beaucoup l’empreinte écologique de notre alimentation. Et selon les experts de la santé, notre qualité de vie s’améliorerait si nous mangeions moins de viande rouge. » Il y a là un consensus entre les médecins et les défenseurs de l’environnement.

Tout n’est pas une question de PIB

Sachant « que chaque pays n’a pas le même tissu industriel et n’a pas les mêmes habitudes de consommation », il faut adapter la stratégie de décroissance aux spécificités de chaque territoire. Le chercheur estime que c’est même à petite échelle - entre associations, ménages, communautés, communes – « que nous sommes beaucoup à même de faire naître des synergies et des mécanismes de coopération. »


« On parle d’une décroissance à plus deux chiffres du PIB, ce ne sont pas de petites variations. »

Timothée Parrique, chercheur et macroéconomiste

C’est grâce à des indicateurs de bien-être - et pas d’activité économique comme le PIB - que les progrès seront mesurables. Pour quantifier la décroissance, là encore le PIB n’est pas le chiffre à prendre en compte. « On peut par exemple prendre des indicateurs biophysiques. Je travaille beaucoup avec l’empreinte matière, c’est-à-dire la quantité de matériaux, biomasses, métaux, minerais et énergies fossiles qui sont ou qui rentrent à l’intérieur d’un pays pour être utilisés. Le but est de les faire baisser. »

Si le Luxembourg choisi un jour d’emprunter le chemin de la décroissance, il faudra aussi anticiper l’arrivée à destination avec une stratégie de post-croissance. Le pays entrerait alors dans une phase de maturité où il ne s’agira plus de quantité mais de qualité.

Par Léna Fernandes

Article
Publié le vendredi 18 octobre 2024
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