Logement : flagrant déni ?
Il n’y a pas que les Belges qui ont la brique dans le ventre, au Luxembourg aussi on aime la pierre. Depuis plus d’une centaine d’années, l’une des préoccupations des gouvernements luxembourgeois successifs a consisté à faciliter et à encourager l’accès à la propriété des habitations personnelles.
C’est ainsi qu’en 2017, entre les subsides et les dépenses fiscales, l’État a consacré plus de 550 millions d’euros en aides à l’accession à la propriété, soit l’équivalent de l’achat de 1 200 logements de 80 m2. Mais depuis plusieurs années, certains évoquent une crise du logement et craignent que le modèle luxembourgeois, qui est d’être une « démocratie de propriétaires », ne soit en danger. Ces craintes, rationnelles quoique pas toujours raisonnables, trouvent racine dans la forte hausse de la population – qui suppose des besoins croissants en logements -, et dans une hausse des prix immobiliers sans rapport avec l’augmentation des revenus et du coût de la vie.
Pourtant, le thème de la crise du logement décrit – à certains égards – davantage un sentiment qu’une réalité. Car s’il est vrai qu’au Luxembourg on aime la pierre, on ne connaît pas toujours très bien les réalités et tendances du marché immobilier.
Certains affirment que « tout le monde sait que devenir propriétaire au Luxembourg relève de l’exploit ». Sauf qu’à bien y regarder, cet exploit serait en réalité réalisé par un nombre conséquent, et croissant, de ménages. Depuis 2010, la proportion de ménages propriétaires au Luxembourg a augmenté de 68 % à 74 %. Plus surprenant, le taux de propriétaires est passé de 39 % en 2010 à 46 % en 2016 parmi les résidents en risque de pauvreté (c’est-à-dire ceux dont le revenu se situe en dessous de 60 % du revenu médian), et a également augmenté parmi les résidents de nationalité étrangère (de 46 % à 56 %). Il pourrait être avancé que l’augmentation du taux de propriétaires s’est fait au prix d’un endettement croissant qui menace la stabilité financière du Grand-Duché. Si cela est « un peu » vrai puisque l’endettement des ménages a constamment progressé depuis 2000, cela est « surtout » faux puisque les banques du Grand-Duché sont solides, et que les taux de défaut sur les prêts immobiliers demeurent faibles. Aussi, parce que depuis 2007, il y a eu une baisse de plus de 3 points des taux d’intérêt sur les prêts immobiliers, il y a eu une augmentation du montant de crédits accessible avec un niveau de revenu donné[1]. En dépit de l’évolution rapide et continue des prix immobiliers au Grand-Duché, les niveaux atteints actuellement seraient donc moins excessifs que généralement supposés, et une proportion croissante de la population réalise des plus-values immobilières latentes dans un contexte où l’hypothèse d’une bulle immobilière au Grand-Duché a été écartée par les différentes études portant sur le sujet. Tout n’irait donc pas si mal de ce côté-là !
Par ailleurs, si l’idée qu’il fallait « construire » 6 500 logements par an entre 2010 et 2015 fait consensus, une mise en perspectives des chiffres permet pourtant de « raconter » une histoire plus complexe que celle généralement évoquée. Depuis 2010, la taille moyenne des ménages a diminué, la proportion de ménages vivant dans un logement surpeuplé a reculé, l’exode résidentiel vers la Grande-Région demeure marginal puisque la population résidente continue d’augmenter fortement, et ce alors même que l’on construisait moins de logements par an (2 730 en moyenne) que l’évolution du nombre de ménages privés à loger (+5 600 en moyenne par an). La réalité n’est donc pas tant qu’il « fallait » construire 6 500 logements par an depuis 2010, mais qu’il existait (heureusement) au Grand-Duché un « excédent » en logements (vacants, sous-occupés) qui a pu être mobilisé/transformé pour loger la population. Sinon, compte tenu de l’écart entre le nombre de logements construits et l’évolution du nombre de ménages, il y aurait eu des milliers de gens vivant dans leur voiture, et/ou davantage de ménages en situation de surpeuplement.
Néanmoins, à mesure que le temps passera et que le nombre de ménages privés continuera d’augmenter (sous l’effet de l’immigration, du divorce, de la hausse du nombre de jeunes adultes habitant seuls et non pas en couple, de la hausse du nombre de familles monoparentales, etc.), l « excédent » en logements (qu’il conviendrait de déterminer précisément) finira par se tarir. Il y aura donc « à un moment donné » effectivement besoin de construire jusqu’à 6 500 logements par an, voire plus, pour loger convenablement l’ensemble de la population. À supposer que ce soit à brève échéance, cela soulève un ensemble de questions cruciales auxquelles il faudra répondre rapidement alors même que les réponses sont loin d’être évidentes : Pourra-t-on construire 6 500 logements par an, soit 138 % de plus que la moyenne observée entre 2010 et 2015, avec le nombre de salariés que compte actuellement le secteur du bâtiment ou faudra-t-il une « vague » d’embauches[2] ? Est-ce qu’une reconsidération des congés collectifs estivaux sera nécessaire afin de respecter les délais et accompagner ce boom de la construction ? Comment, alors que le foncier absorbe dans certains cas plus de 50 % du coût de sortie d’un logement, parvenir à construire deux fois plus sans que les prix immobiliers ne s’envolent ? Quelles simplifications des normes de construction envisager afin de favoriser l’activité du secteur du bâtiment et raccourcir les délais de livraison ? Comment adapter le parc de logements au vieillissement de la population alors que parmi les personnes de 65 ans ou plus 76,9 % des ménages occupent un logement en sous-peuplement ? Comment, au-delà de la solvabilisation de la demande, accompagner l’offre ? Quels outils sont véritablement efficaces afin de mobiliser au maximum les logements vacants et les terrains à bâtir non utilisés ?
Enfin, il est important de garder à l’esprit que si on parle de crise du logement quand les prix immobiliers augmentent, on parle de crise immobilière quand les prix reculent… ce qui est souvent pire ! Une baisse des prix immobiliers au Luxembourg n’est donc nullement souhaitable, au risque de voir les quelque 75 % des ménages propriétaires s’appauvrir et des banques de la place devoir procéder à des saisies et des ventes forcées. D’ailleurs, au-delà du fait que ce ne soit pas souhaitable, la capacité des pouvoirs publics à faire reculer les prix immobiliers au Luxembourg est en réalité limitée. La possibilité pour l’État de rendre l’économie du Luxembourg moins attractive, de limiter la croissance de la population, ou d’empêcher la localisation dans le pays de nouvelles activités en lien avec le Brexit parce que cela risquerait de renchérir les prix immobiliers est inexistante… et c’est tant mieux. L’enjeu n’est donc pas tant de chercher à faire reculer les prix, mais d’arriver à mobiliser au mieux le potentiel foncier disponible à l’habitation, à construire suffisamment, à éviter les situations de privation sévère liée au logement (notamment par des aides sociales bien ciblées et le développement à plus grande échelle de location/vente de logements subventionnés), à mettre en place de nouveaux instruments juridiques qui permettent de dissocier l’achat du foncier et du bâti, à développer l’activité à des endroits où le foncier est moins cher afin de sortir du tout concentré autour de Luxembourg-ville, et espérer parvenir à modérer la hausse des prix tout en sachant qu’il n’y a pas de solutions miracle pour ce faire.
En somme, il y a assez de vrais enjeux concernant l’immobilier résidentiel au Luxembourg pour ne pas avoir à faire de mauvais procès à cet égard, ni « jouer » à se faire peur en noircissant le tableau au-delà du raisonnable !
[1] Avec un taux fixe de 5 %, les mensualités pour un prêt de 250 000 euros sur 25 ans sont de 1 465 euros ; avec un taux de 2 % et sur durée identique, les mensualités sont de 1 487 euros pour un prêt de 350 000 euros.
[2] Entre 2010 et 2017 l’emploi total a progressé de 20 %, contre 13 % dans le secteur de la construction.
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Écrit par Michel - Edouard Ruben