Témoignages...
Un médecin qui travaille dans l’un de ces hôpitaux de fortune soutenus par MSF dans la région de la Goutha orientale et deux ambulanciers du personnel paramédical expliquent la réponse médicale apportée et les défis du quotidien de la guerre. Tous trois ont souhaité conserver l’anonymat.
Syrie : Les médecins tentent de sauver des vies dans les zones assiégées de la région de la Ghouta orientale
Alors que les violences se poursuivent avec la même intensité, le Dr N., directeur d’un hôpital soutenu par MSF dans une zone assiégée de la Ghouta orientale, située dans la banlieue est de Damas, décrit la réponse médicale apportée suite au terrible bombardement d’une place bondée le 23 janvier.
« Entre 200 et 250 personnes se trouvaient sur une place dans le centre-ville lorsque celui-ci a été bombardé par un avion de chasse. Des ambulances se sont immédiatement dirigées sur les lieux de l’attaque pour évacuer les blessés. Une première vague de victimes est arrivée à l’hôpital quelques minutes plus tard. Il y avait 20 morts et 15 blessés. Nous avons immédiatement procédé au triage, en donnant la priorité aux blessés graves. Les patients nécessitant une opération de toute urgence ont été conduits au bloc, alors que les ponctions pleurales, le contrôle des hémorragies et la stabilisation osseuse s’effectuaient dans la zone de triage, sur le peu de lits disponibles ou à même le sol. Vu le nombre de blessés, j’ai compris qu’une catastrophe s’était produite. Ce n’était pas un des bombardements « classiques » auxquels nous avions fini par nous habituer.
Pendant que les ambulances s’affairaient à évacuer les morts et les blessés, la zone a été une nouvelle fois bombardée. L’attaque a fait de nouvelles victimes, y compris parmi le personnel paramédical. Heureusement, personne n’a été grièvement blessé, mais une ambulance a été entièrement détruite et une autre endommagée. De l’hôpital, nous entendions les explosions et le bruit des avions de chasse. Je n’arrêtais pas de penser que l’hôpital pouvait être à nouveau pris pour cible. Cela s’était déjà produit et nous avions perdu deux de nos confrères.
Toute l’équipe médicale était angoissée et triste, surtout ceux qui commençaient à reconnaître des proches et des amis parmi les blessés. C’est alors que de nombreuses personnes sont arrivées pour chercher leurs proches. L’hôpital était en état de choc. Malgré la panique, nous avons continué à travailler, pour essayer de sauver un maximum de vies.
Tout comme la majorité des structures de la région, notre hôpital est confronté à une pénurie de matériel médical. Le matériel de base manque cruellement. Notre capacité à faire face à ce type d’urgence est limitée, tant en termes de place que de lits, mais ce jour-là, nous étions la structure la plus proche de la zone bombardée.
Nous n’avons qu’une seule salle équipée pour surveiller les fonctions vitales et le seul et unique appareil dont nous disposons ne fonctionne pas en cas de coupure de courant, ce qui arrive souvent. Nous n’avons pas d’appareil d’assistance respiratoire. Un membre du personnel médical a donc aidé des patients à respirer en utilisant des masques de réanimation respiratoire. Faute de produits de stérilisation et d’anesthésiants en quantités suffisantes, nous avons dû opérer en improvisant. Pour nous servir de bandages, on était obligé d’utiliser des restes de tissus, stériles, mais qui n’étaient pas absorbants. Le plus grand problème était la pénurie de poches de sang et de perfusions, essentielles pour sauver des vies.
Parmi les blessés, il y avait des hommes, des femmes et des enfants. Certains avaient des blessures légères, d’autres étaient grièvement atteints. Le pire, c’était les lésions nerveuses. Lorsque le cerveau est touché par un éclat d’obus, nous sommes impuissants. Il n’y a aucun neurochirurgien dans la région et nous n’avons tout simplement pas les moyens d’opérer ce type de plaies. C’est avec les enfants que c’est le plus difficile, notamment lorsque nous devons les amputer d’un membre pour les sauver. Ces décisions sont une terrible épreuve pour les médecins dont les possibilités d’intervention sont très limitées.
Le bilan définitif a été très lourd. Nous avons pris en charge 128 personnes. Nous avons réussi à en sauver 60, mais pour les 68 autres, nous n’avons rien pu faire.
Ce jour-là, nous avons épuisé pratiquement tout notre stock médical. Nous avons utilisé près de 80 % du matériel médical et chirurgical. Aujourd’hui, nous n’avons quasiment plus aucun cathéter veineux. Nous faisons notre possible pour remédier à cette pénurie, mais c’est quasi mission impossible, vu le blocus et les barrages routiers. Pour pallier cette pénurie, il va nous falloir beaucoup de patience et de nombreux efforts. A cause du siège de la zone, nous ne recevons pratiquement plus aucun don. Certains hôpitaux de la région nous ont prêté une partie de leurs stocks, mais c’est insuffisant. Nous osons à peine imaginer ce que nous pourrions faire si nous étions confrontés à une nouvelle urgence de ce type.
Le monde est resté les bras croisés pendant des années. La situation médicale et les conditions de vie générales sont devenues totalement intenables. Pourtant, cela fait longtemps que nous avons tiré la sonnette d’alarme, en vain.
AA et AK travaillent dans des hôpitaux soutenus par MSF. Ces deux secouristes opèrent dans la Ghouta orientale, une zone assiégée dans la banlieue est de Damas. Ils nous décrivent les difficultés de l’intervention qu’ils ont dû mener après le bombardement d’une place publique le 23 janvier 2015.
AA : Nous avions quitté la mosquée depuis une demi-heure environ quand des avions de chasse ont commencé à bombarder une place située au milieu d’un carrefour qui accueille un marché populaire. Nous avons reçu un appel de l’unité d’urgence et on nous a demandé de nous diriger vers la zone attaquée pour évacuer les victimes.
J’étais sous le choc quand je suis arrivé. Vu l’ampleur de la destruction, l’endroit était à peine reconnaissable. Des dizaines de morts et de blessés étaient éparpillés par terre : des enfants, des hommes, des femmes, des personnes âgées…
AK : Un épais nuage de poussière recouvrait la place du marché. On ne distinguait rien au-delà de quelques mètres et il était donc très difficile de repérer les victimes. Des bâtiments entiers s’étaient effondrés sous les bombes, piégeant les résidents dans les décombres. Les dégâts étaient indescriptibles, terrifiants. Nous avons immédiatement commencé à évacuer autant de victimes que possible et à les transférer dans les hôpitaux de la région.
AA : Juste après le premier transfert, nous nous sommes dépêchés de retourner sur place pour évacuer davantage de victimes. Il y a eu une deuxième attaque. Des bombes tombaient de tous les côtés. Notre ambulance a été touchée et j’ai été blessé à la tête. Heureusement, c’était une blessure superficielle.
AK : J’ai aussi été touché, au bras. Ma plaie était aussi superficielle elle aussi. Ici, il n’est pas rare qu’il y ait une deuxième vague de bombardements après une première attaque. À chaque fois que l’on nous envoie évacuer les victimes, nous n’excluons jamais la possibilité que nous, les secouristes, alourdissions le bilan. Nous avons déjà été bombardés auparavant, en évacuant des blessés. L’un de mes collègues a été grièvement blessé lors de bombardements : il y a laissé un bras. Il a survécu, mais il ne peut plus travailler.
AA : Nous avions peur, nous étions inquiets, mais nous avons secouru les victimes et évacué les blessés vers les hôpitaux. Les problèmes techniques et le manque de ressources compliquent encore les opérations de secours. L’essence se fait rare et nous n’avons même pas d’équipement de protection, comme des casques par exemple. Notre travail est presque une mission impossible. Très souvent, il nous est impossible de répondre aux besoins.
AK : Exactement. Par exemple, nos ambulances sont des véhicules normaux que nous avons aménagés pour pouvoir transporter deux blessés à l’arrière. Ce vendredi-là, nous devions évacuer huit ou neuf personnes à chaque fois. Une des autres difficultés, c’est que les véhicules ne sont pas faits pour rouler dans des régions dévastées : nos pneus crèvent régulièrement à cause des débris. L’équipe est alors obligée de s’arrêter pour changer les pneus, ce qui rend l’opération encore plus compliquée.
Nous commençons à nous habituer à ces bombardements. Sauf parfois, où nous ne pouvons tout simplement pas supporter ce à quoi nous sommes confrontés. Je n’oublierai jamais ces petits morceaux de corps… ils devaient appartenir à un petit garçon plein de vie. Il y a des images qui disparaissent, mais certaines restent gravées dans notre mémoire. Nous voyons ce genre de choses presque tous les jours.
Ce qui se passe ici est une tragédie. Les risques que nous prenons sont effrayants. Dès le premier jour, nous savions que tout pouvait nous arriver. Nous avons pris une décision et accepté ce travail humanitaire. Nous savions que si nous ne le faisions pas, la situation ne ferait qu’empirer. Nous ne savons pas ce qui nous attend, mais nous savons que notre vie ne tient qu’à un fil, aujourd’hui plus que jamais. Nous essayons d’être aussi prudents que possible, mais, en réalité, nous sommes aussi exposés que tous ceux qui vivent ici sous les bombes. Notre destin est lié au siège qui nous est imposé. Mais, dans l’espoir de pouvoir alléger ce calvaire, nous sommes encore plus déterminés à faire notre travail.
À travers son programme de soutien médical d’urgence, MSF approvisionne en matériel médical une centaine d’hôpitaux et de postes médicaux syriens, principalement dans les zones assiégées, pour garantir une offre de soins aux victimes du conflit. Néanmoins, les attaques répétées entraînent des blessures massives et une pénurie de fournitures médicales auxquelles nous avons peine à répondre, malgré nos efforts.
Ces quatre derniers mois, nos équipes ont été en contact, quotidiennement ou de manière hebdomadaire, avec les secouristes ou le personnel médical des hôpitaux soutenus par l’organisation. Les bombardements se sont intensifiés dans la région assiégée de la Ghouta orientale, et avec eux, les besoins médicaux de la population.