Faire des données un levier de la transition énergétique
La phase de déploiement des compteurs intelligents touche bientôt à sa fin. quel bilan peut-on en tirer ? quels sont les avantages et les fonctionnalités de ces nouveaux compteurs ? comment la transmission des données de consommation est elle sécurisée ? comment et par qui est géré le système central commun ? en quoi les compteurs intelligents ont-ils un rôle à jouer dans la future plateforme des données énergétiques ? Le point avec Robert Graglia, Head of Grid Support, Yves Reckinger, Smart Grids Manager, Paul Hoffmann, CEO de Luxmetering, et Alex Michels, Head of Asset Management.
« Le concept des compteurs intelligents est issu d’une réflexion globale sur la stratégie à adopter pour réduire les émissions de gaz à effet de serre », explique Robert Graglia. « Ces compteurs capables de suivre à distance, en détail et dans un laps de temps relativement court, voire en temps réel, la consommation énergétique d’un bâtiment, d’une entreprise ou d’un foyer présentent un double avantage. Ils permettent aux clients de mieux gérer leurs dépenses énergétiques et aux gestionnaires de réseaux d’anticiper de manière plus efficace les pics de consommation et d’optimiser leurs investissements. »
Les compteurs intelligents ont fait leur apparition au Grand-Duché à partir de mi-2016 suite à la transposition de la directive européenne 2012/27/ EU dans la législation luxembourgeoise par les lois du 19 juin 2015 modifiant les lois du 7 juillet 2012 et du 1er août 2007. L’objectif était que 95% de tous les compteurs d’électricité d’ici le 31 décembre 2019 et 90% de tous les compteurs de gaz d’ici le 31 décembre 2020 soient remplacés par des compteurs intelligents.
« Dans les faits, si nous sommes en avance sur les compteurs de gaz – nous en sommes déjà à 86 % ! -, ce n’est pas tout à fait le cas pour les compteurs d’électricité : 92%, soit 3% de moins que prévu », concède Robert Graglia. « Ce petit écart est dû à plusieurs facteurs. Le premier est dû à un marché de l’emploi particulièrement tendu dans notre pays. Trouver suffisamment de maind’oeuvre qualifiée pour remplacer environ 300.000 compteurs d’électricité et 45.000 compteurs de gaz a représenté pour nous un véritable tour de force. Pendant les périodes de forte activité, soit de mi-2018 à début 2019, nous avions plus de 100 personnes par jour sur le terrain et le rythme de remplacement journalier des compteurs électriques dépassait les 500 unités. Un autre frein a été d’ordre technique. Certains compteurs étaient plus difficiles à remplacer que d’autres. C’est notamment le cas pour les quelques milliers de clients qui possèdent un système de double tarif. »
« Trouver suffisamment de main-d’oeuvre qualifiée pour remplacer les compteurs d’électricité et de gaz a été pour nous un véritable tour de force. »
Robert Graglia, Head of Grid Support
Des compteurs aux fonctionnalités multiples
« Nous avons quand même réussi à atteindre dans une large mesure les délais qui nous ont été impartis », souligne Yves Reckinger. « Nous avons réuni toutes les conditions pour trouver la solution optimale. D’abord, tous les gestionnaires de réseaux se sont associés pour mettre en place un projet commun. Ensuite, nous avons mené de 2012 à 2014 des recherches afin de trouver la solution la plus adaptée à la structure du pays. Pour y arriver, plusieurs solutions ont été envisagées avant que notre choix ne se porte sur celle des compteurs électriques qui communiquent via le réseau électrique, à savoir la technologie CPL (communication par courants porteurs en ligne) et le protocole de communication de dernière génération G3. Grâce à cette technologie, le compteur électrique est bidirectionnel : il peut à la fois être utilisé par les consommateurs et les producteurs, un atout non négligeable dans le monde énergétique de demain où la production sera de plus en plus décentralisée. Un seul réseau de communication est utilisé : après une connexion soit filaire, soit radio en fonction des installations disponibles chez le client, le compteur électrique agit comme un hub multi-fluide qui collecte par le protocole M-Bus les données des autres compteurs – le gaz mais aussi l’eau et la chaleur si les opérateurs respectifs le demandent. »
Une fois les données de consommation collectées, elles sont envoyées à intervalles réguliers – toutes les 15 minutes pour l’électricité et toutes les heures pour le gaz, l’eau et la chaleur. « Les données sont consultables le lendemain par le client à condition que celui-ci ait envoyé au préalable un e-mail au gestionnaire de réseaux ou à son fournisseur d’énergie lui demandant de pouvoir en prendre connaissance », précise Robert Graglia. « Mais c’est une solution temporaire. Elles seront bientôt consultables en ligne via une application dédiée ». « Une autre solution consiste à connecter un module, un dongle, au port de communication local du compteur électrique », ajoute Yves Reckinger. « Le client pourra de cette manière récupérer les données quasiment en temps réel et les injecter dans une application du type Smart Home sur son smartphone ou sur une plateforme en ligne. »
Les compteurs intelligents présentent d’autres fonctionnalités intéressantes. Ils enregistrent notamment des événements importants pour l’exploitation du réseau comme la surtension et la sous-tension électrique. Ils signalent s’ils présentent un défaut mécanique ou électronique qui nécessiterait leur remplacement. Ils envoient un message d’alerte en cas de tentative de manipulation ou d’ouverture du capot.
Les compteurs sont également équipés d’un organe de coupure (breaker) pilotable à distance. Celui-ci permet de couper le compteur – et par la suite de le réarmer – si le client a emménagé dans son nouveau logement sans avoir signé de contrat de fourniture (1) ou s’il n’a pas payé sa facture. Le breaker offre aussi la possibilité de limiter ou d’augmenter la puissance du compteur en fonction du contrat d’utilisation réseau du client.
« Dans le futur, grâce à cette fonctionnalité, le client disposera d’une technologie permettant de choisir entre différents tarifs en fonction de l’ampérage », assure Yves Reckinger. « En admettant que de tels tarifs lui soient proposés, le consommateur pourra, par exemple, demander une puissance plus faible en cas d’absences prolongées ou dans des plages horaires bien définies comme, par exemple, entre dix heures du soir et six heures du matin. »
Les compteurs disposent de deux contacts de sortie avec lesquels on peut gérer une charge. « Cette fonctionnalité peut s’avérer très utile dans le cas de l’électromobilité », commente Yves Reckinger. « Si, par exemple, il y a un risque d’instabilité du réseau, il sera techniquement possible de décaler à distance le moment de la nuit où la voiture électrique va pouvoir commencer à se recharger. »
Une communication sécurisée de bout en bout
La confidentialité et la sécurité de la transmission des données sont un autre aspect majeur du réseau de comptage intelligent. Toutes les communications des compteurs électriques au système central passent par des concentrateurs placés dans les stations de transformation moyenne tension de chaque quartier. Au total, 3.000 concentrateurs gèrent chacun en moyenne les communications d’une centaine de compteurs électriques.
« Dès le départ, nous avons conçu le réseau en collaborant étroitement avec la Commission nationale pour la protection des données. »
Yves Reckinger, Smart Grids Manager
« Les concentrateurs agissent en quelque sorte comme des routeurs et communiquent avec le système central national en passant par des fibres optiques, une solution de communication mobile ou tout autre moyen à large bande passante », poursuit Yves Reckinger. « Toute la chaîne de communication, des compteurs intelligents au système central en passant par les concentrateurs, est sécurisée de bout en bout, tant sur le plan de la sécurité informatique que sur celui de la protection des données à caractère personnel. Dès le départ, nous avons conçu la sécurité en collaborant étroitement avec le SNT, le centre de recherche interdisciplinaire pour la sécurité, la fiabilité et la confiance de l’Université du Luxembourg, et la CNPD, la Commission nationale pour la protection des données. Tout est crypté et protégé par un système d’échanges de clés et d’authentification. En supposant qu’un hacker parvienne, malgré tous les systèmes mis en place, à se greffer sur notre réseau de communication CPL, il ne pourra absolument rien faire. Tout ce qu’il verra, c’est une succession de bits qui n’ont aucun lien entre eux. Une autre particularité de notre réseau est sa modularité. Nous pouvons facilement le mettre à jour et l’adapter aux dernières technologies de pointe en matière de protection des données. »
Luxmetering : un opérateur unique à l’échelle nationale
Pour piloter ce réseau de comptage intelligent, il a été décidé de mettre en place un système central commun exploité par un opérateur commun : le Groupement d’intérêt économique (GIE) Luxmetering. « Au départ, nos activités ont consisté à définir et à mettre en place l’infrastructure », explique Paul Hoffmann. « En soi, ce fut un grand défi pour nous car il a fallu choisir du matériel et des protocoles de communication dans un marché qui n’était pas encore mature et où les standards internationaux étaient inexistants. Nous avons ensuite préparé et coordonné le déploiement national des compteurs d’électricité et de gaz à partir de mi-2016. Aujourd’hui, nous gérons le système central au quotidien, agissons comme support aux gestionnaires de réseaux pour tout problème relatif au comptage intelligent et mettons à leur disposition les différents services qui permettent d’interagir directement avec les compteurs. De par la loi, nous avons également pour vocation d’étendre ces services et ces fonctionnalités aux compteurs intelligents d’eau et de chaleur. Pour l’instant, ces deux secteurs d’activité sont encore marginaux soit parce que le marché est ouvert à d’autres opérateurs, soit parce qu’il s’agit encore d’une niche, mais nous comptons bien par la suite les développer, ce qui ferait de nous le premier opérateur au monde à gérer les quatre fluides au niveau national. »
Géré par une petite équipe de cinq personnes, Luxmetering se distingue aussi par ses mesures de sécurité exceptionnelles. « Le système central est configuré de manière redondante dans deux data centres différents. Ainsi, si l’un des deux tombe en panne, le système bascule automatiquement sur l’autre dans l’heure qui suit. Chaque communication et chaque transmission de données est cryptée selon les dernières normes de sécurité, que ce soit vers le système central ou vers les gestionnaires de réseaux. »
« À ma connaissance, Luxmetering est la seule structure centralisée au monde à pouvoir intégrer tous les fluides : électricité, gaz, eau et chaleur. »
Paul Hoffmann, CEO de Luxmetering
La plateforme nationale des données, prélude au réseau intelligent
Dans les années à venir, Luxmetering jouera un rôle déterminant dans la future plateforme nationale des données énergétiques dont l’installation sera confiée à Creos en tant que TSO (Transmission System Operator). « Aujourd’hui, les données des compteurs sont transmises en cascade : de Luxmetering aux gestionnaires de réseaux, des gestionnaires de réseaux aux fournisseurs d’énergie et des fournisseurs d’énergie aux clients finaux », indique Alex Michels. « À l’avenir, le circuit sera beaucoup plus court. Luxmetering enverra directement les données à la plateforme, aussi bien pour la consommation que pour la production (installations photovoltaïques privées, etc.). La plateforme deviendra le point de référence unique et faisant foi pour tout ce qui concerne la consommation et la production d’électricité et de gaz dans le pays et auxquels tous les acteurs concernés pourront avoir accès : les gestionnaires de réseaux, les fournisseurs d’énergie et les clients finaux. Bien évidemment, hormis les cas prévus par la loi, chaque client conservera le droit de donner ou non accès aux données relatives à son point de fourniture et à sa consommation. Pour les autres acteurs du marché, les données seront complètement anonymisées et agrégées afin de permettre de faire des prévisions et de proposer de nouveaux services. »
« Dans le futur, ce ne sera plus seulement la production d’électricité qui suivra la consommation mais aussi l’inverse. »
Alex Michels, Head of Asset Management
Pour Alex Michels, cette plateforme nationale des données énergétiques facilitera la communication entre les différents acteurs du marché énergétique et constituera une étape décisive dans la mise en place d’un réseau réellement intelligent.
« Bientôt, la production énergétique deviendra de plus en plus décentralisée et basée sur des énergies renouvelables. De consommateurs, les clients finaux deviendront de plus en plus des prosommateurs (prosumers), des consommateurs-producteurs, avec comme conséquence que la production d’énergie deviendra de plus en plus volatile et moins constante. Par conséquent, le réseau électrique va devoir s’adapter pour mettre en adéquation la consommation et la production. Dorénavant, ce ne sera plus seulement la production qui suivra la consommation comme cela a toujours été le cas jusqu’à présent mais aussi l’inverse. »
« À cet égard, des données fiables et de qualité pourront aider à réussir cette conversion. Grâce à la future plateforme, les gestionnaires pourront affiner leurs prévisions et formuler, dans le cadre de l’électromobilité par exemple, des demandes d’ajustement de la consommation auxquelles les clients finaux pourront répondre par l’intermédiaire de fournisseurs de services de charge. De nouveaux services à forte valeur ajoutée vont apparaître comme les communautés énergétiques où plusieurs voisins partageront la même production d’énergie verte locale et moduleront leur consommation en fonction de l’énergie disponible. De nouvelles grilles tarifaires de réseau pourront voir le jour où les solutions les plus avantageuses seront accordées aux clients finaux qui consomment plus ou moins d’électricité verte à certains moments de la journée. Pour résumer, une véritable révolution dans la distribution de l’électricité est en train de se préparer. »
(1) « Cette situation arrive plus souvent qu’on ne le pense », précise Robert Graglia. « Sur les 20% de la clientèle totale qui déménage tous les ans et représentant 60.000 personnes, une bonne partie oublie de souscrire un nouveau contrat de fourniture d’énergie pour le nouveau logement auprès d’un fournisseur agréé. »